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Les trois purs préceptes et Bodhidharma

Une causerie de Bernard Glassman


Bernard GlassmanBernard Glassman (né en 1939) est un enseignant zen américain, l'un des principaux successeurs de Taizan Maezumi (1931-1995). Il fut notamment le fondateur de la Communauté Zen de New York et de la boulangerie Greyston qui offrait du travail aux sans-abris à New York au début des années 80. Il a plus récemment crée le Zen Peacemaker Order qui conjoint la pratique du Zen et l'engagement social.

Dans cette causerie, Glassman reprend les thèmes qui lui sont chers, témoigner de la vie, de ses beautés et de ses souffrances, et de son chemin intérieur vers l'engagement social.

Traduction française Daniel Roche.



Lorsque mon maître m'a enseigné pour la première fois le sens du mot kai, il l'a traduit par les "aspects de la vie" plutôt que par "préceptes", et je préfère considérer les kai comme des aspects de notre vie. J'aimerais vous en parler dans le contexte des trois purs préceptes et d'un kôan. Les trois purs préceptes sont : cesser de faire le mal, faire le bien, et faire du bien aux autres. Le kôan est fort simple, il s'agit du quatrième cas de la Passe sans porte. Le cas, le kôan lui-même, demande : "Pourquoi le barbare de l'Ouest n'a-t-il pas de barbe ?" Comme vous le savez peut-être, il fait allusion à Bodhidharma qui est venu d'Occident (l'Inde) jusqu'en Chine. Comme vous le savez peut-être également, l'une des métaphores ou des expressions les plus courantes de notre tradition est la question : "Pourquoi Bodhidharma est-il allé à l'Est ?" Il s'agit d'une métaphore pour la question : Qu'est-ce que le Zen ? Nous disons que le Zen est les kai, qu'il est la vie. Alors, qu'est-ce que ce Zen ? De quelle vie parlons-nous ? Si le Zen est les kai, si le Zen est la vie elle-même, à quoi sert-il d'évoquer son passage d'un pays à un autre ? Que transmettez-vous ? Quelle est la lampe du dharma qui ne peut — ne doit pas — être éteinte ? Telles sont les questions de ce kôan.

Évidemment, Bodhidharma n'est pas le personnage qui a vécu il y a très, très longtemps. Ici, Bodhidharma, c'est nous, nous tous. Ce sont nos maîtres qui viennent du Japon ou d'Occident et qui portent la lampe. C'est nous tous, venant de tous les lieux d'où nous venons, à présent rassemblés ici. Pourquoi sommes-nous ici ? Qu'apportons-nous ? Qu'apportent nos maîtres ? Que voulons-nous recevoir ? Et qu'est-ce que nous ne voulons pas recevoir ?

Il y a bien des regards possibles sur un kôan. On peut s'en servir pour illustrer une idée, puis en discuter. Je viens d'en citer un en guise d'illustration, et j'en parle. Un autre rapport au kôan, qui renvoie à la pratique authentique des kôan, c'est de devenir le kôan. Dans le cas qui nous occupe : "Devenez le barbare de l'Ouest ! Devenez la barbe ! Devenez Bodhidharma !" Passer le kôan, c'est éprouver l'état qui est indiqué, devenir Bodhidharma.

Cette première condition nous ramène au premier des purs préceptes – cesser de faire le mal. Dans ses instructions sur les kai, à propos du premier pur précepte, Maître Dôgen dit : "Cesser de faire le mal : C'est la demeure des lois et des règles de tous les Bouddhas." Cette demeure, cette source, c'est l'état que le kôan nous invite à expérimenter, l'état de non-dualité, de non-savoir, de non-séparation. Huineng, le sixième patriarche chinois, définit zazen comme l'état mental où il n'y a plus de séparation entre sujet et objet, plus d'écart entre le Je et le Tu, vous et moi, haut et bas, bien et mal. Cette cessation du mal, cette demeure, est l'état d'être Un, d'être Bouddha, d'être les Trois Trésors, de retourner à l'Un. C'est un lieu où il est très difficile de se maintenir. Le lieu où nous ne savons plus ce qui est juste et ce qui ne l'est pas. Celui du seulement être, de la vie elle-même, des kai eux-mêmes. Combien parmi nous peuvent se dire ouverts à toutes les formes et les façons de vivre, à tous les êtres comme à tous les non-êtres, et même aux esprits ? Combien d'entre nous peuvent affirmer qu'ils ne détiennent pas la bonne réponse, le comportement juste ? Et combien peuvent dire que toute façon de vivre rencontrée, quelle qu'elle soit, est bonne ?

Le Zen est une pratique qui nous pousse à faire l'expérience de ce qui est, à le réaliser, à l'actualiser. Nous, les êtres humains, possédons un certain nombre de caractéristiques qui nous coupent de cette expérience. L'une d'elles est le cerveau. Le cerveau pense de manière dualiste, c'est sa façon de fonctionner. Pour certaines parties de nous-mêmes, l'estomac par exemple, nous ne pensons pas de façon dualiste. Dans la vie quotidienne, je n'ai pas conscience d'avoir un estomac à moins, bien sûr, d'avoir un problème d'estomac. Dès qu'il y a douleur, la sensation de séparation survient. Si vous faites l'expérience de l'unité de la vie, la question : "Est-ce l'autre ou non ?" ne se pose plus. Si vous éprouvez l'unité de la vie, vous ne pouvez que fonctionner naturellement.

Depuis peu, une expression s'est imposée à moi, une expression qui me paraît avoir beaucoup de sens dans ma vie : Être témoin. Pour moi, zazen est devenu une façon de témoigner des Trois Trésors, de la vie, témoigner pour supprimer tout ce qui nie l'unité de notre vie. Chacun de nous, en tant qu'être humain, nie quelque chose. Chacun de nous a conscience de certains aspects de la vie auxquels il refuse de se confronter, en général parce qu'il les craint. Parfois c'est la société qui pratique le déni de certains de ses aspects, et nous nous en accommodons. Zazen, le véritable zazen, fait de nous les témoins de la vie tout entière. Voilà le sens que je donne au second des purs préceptes : faire le bien. Selon Maître Dôgen, "Faire le bien : c'est le dharma de samyak sambodhi. C'est la manière de tous les êtres."

Dans le mot pourquoi, il y a l'indice d'une séparation, d'une dualité. De nombreux kôans commencent par ce mot. "Pourquoi Bodhidharma, le barbare de l'Ouest, n'a-il pas de barbe ?" Pourquoi ! Voilà l'indice de la dualité. Pourquoi enfilons-nous la robe au son de la cloche ? Pourquoi faisons-nous ceci ou cela ? Pourquoi avons-nous besoin de règles et de règlements ? Pourquoi avons-nous besoin de formes ? Pourquoi cette forme-ci ? Pourquoi l'herbe est-elle verte ? Ne pourrait-elle être violette ? Moi, j'aime le violet. L'herbe est verte, et donc je ne l'aime pas. Alors pourquoi ? Supprimons ce mot, pourquoi, et nous pourrons redevenir témoin. Je pensais récemment à la vie de Shâkyamuni et à son père qui essayait de le couper de la souffrance, de la vieillesse, de la mort et des renonçants. C'est devenu, pour moi, une métaphore de la façon dont nous nions, en nous en séparant, nos propres aspects et ceux de la société que nous craignons ou que nous ne sommes pas prêts à affronter. Toutes ces choses qui révèlent des aspects de ma personnalité ou de la société que j'ai refusé de reconnaître et dont j'ai peur.

Ma pratique de zazen – être témoin de la vie comme un tout et ce qui en a résulté pour moi – m'a amené à comprendre qu'il est important de témoigner de ce qui est nié. Quand je deviens témoin, j'apprends, je m'ouvre à ce qui est. Un processus de guérison est à l'œuvre. La racine du mot cérémonie, c'est cette guérison et pour moi, témoigner est l'une des cérémonies les plus importantes. Le second précepte, c'est exactement ça : être le témoin des réalités que moi ou la société nions. Témoigner de tout ce à quoi je ne voulais pas avoir à faire. Selon les termes de notre kôan, être Bodhidharma, c'est simplement sentir la barbe, être la barbe et voir tout ce qui ne va pas : la nourriture qui reste prise dans la barbe, la moisissure qui pousse… Nous apprenons à la nettoyer, à la peigner, à faire un avec elle, à être Bodhidharma. À prendre soin. C'est une guérison formidable, un apprentissage extraordinaire. La barbe est notre maître. Les aspects que nous nions nous instruisent. Nous ne les abordons pas pour leur apprendre quelque chose, c'est d'eux que nous apprenons. Quand nous pouvons écouter, être témoin, ils sont nos maîtres. Encore une fois, zazen, pour moi, c'est cela : être témoin, ne faire qu'un avec ces aspects.

L'un de mes élèves est en train de marcher, avec soixante-dix autres personnes, d'Auschwitz (Pologne) à Hiroshima (Japon), soit un périple de huit mille kilomètres à travers de nombreux pays déchirés par la guerre. Il me disait avoir été frappé de constater que beaucoup de ceux qui l'accompagnaient dans cette marche ne ressentaient nullement la souffrance qui sévit dans ces pays. Ils participaient mais restaient extérieurs. Ils rencontraient des soldats mais ils avaient peur de leur parler. Ils rencontraient des prisonniers mais ils avaient peur de leur parler. Il a appelé cela le "spirituellement correct" : faire ce qui convient, mais sans s'autoriser à le devenir. C'est l'un des risques de notre pratique. Nous pouvons apprendre tout ce qu'il convient d'apprendre, nous pouvons même en discuter, sans pourtant nous autoriser à ne faire qu'un avec ces vérités.

Pour moi, l'accomplissement de zazen, être témoin dans son sens le plus accompli, c'est le troisième pur précepte : faire du bien aux autres. Maître Dôgen dit : "C'est transcender le profane et dépasser le sacré. Se libérer soi-même et libérer les autres." Il y a bien longtemps, à Los Angeles, j'ai fait une expérience où j'ai ressenti – j'ai vu – la souffrance des esprits affamés. J'étais entouré par toutes sortes d'êtres souffrants. Presque aussitôt, j'ai fait le vœu de les servir et de les nourrir. Mais comment les nourrir ? Selon une phrase de notre rituel, "élever l'esprit de la bodhi, c'est offrir le repas suprême". C'est cette nourriture-là que nous offrons aux esprits affamés. En élevant l'esprit de la bodhi, le repas suprême est offert. Il y a donc deux versants dans notre pratique : d'abord, élever l'esprit de la bodhi, gravir la montagne, ensuite, offrir, redescendre la montagne. À quoi bon, sinon, devenir chaque jour plus saint ? Qu'est-ce qui est ici en jeu ? Servir. Servir les autres, offrir. Être l'offrande. Que le fruit naisse de lui-même. Si nous cessons de faire le mal, si, à partir de notre zazen, simplement témoins, nous devenons cet état de non-savoir, notre comportement cessera de nous tourmenter. Si nous devenons zazen, l'offrande se fera. Le fruit naîtra. Il n'est rien d'autre que ce que chacun de nous est. Il ne tient qu'à nous d'apprécier tous les fruits de ce merveilleux jardin que certains appellent "l'univers".

Il y a en Corée un moine qui, un jour, a décidé de s'occuper de petits orphelins mentalement retardés. Or, ces enfants, il les ordonnait dans son monastère. Ce qui m'a émerveillé, dans ses propos, c'est qu'il considérait ces enfants avec lesquels il travaillait comme des Bouddhas. Il les a ordonnés afin de pouvoir prendre soin des Bouddhas, non pour qu'ils deviennent acceptables à nos yeux : il acceptait chaque enfant pour ce qu'il ou elle était – comme le Bouddha qu'il servait et dont il prenait soin. On pourrait également dire qu'aux yeux du Bouddha, nous sommes tous retardés. Dans mon cas, du fait de mon karma, ma vie s'est orientée vers le travail, ou la tentative de travailler, avec la société dans son ensemble, comme un champ du dharma. Et je sens vraiment que c'est directement lié à cette expérience d'autrefois. C'est elle qui m'a conduit à ce que je fais aujourd'hui.

Comme je l'ai dit plus tôt, le premier pur précepte, cesser de faire le mal, nous pouvons le formuler : retourner à l'Un. Vous savez qu'il y a un autre kôan fameux, "Où l'Un retourne-t-il ?" Nous y avons répondu au début et tout au long de cette causerie : L'Un retourne à la vie. Or, le Zen est la vie. S'il en est ainsi, qu'est-ce qui pourrait bien en être exclu ? Cela me rappelle la question que j'entends toujours : Comment intégrer le Zen dans notre vie ? Mais le Zen est la vie ! Qu'y aurait-il à "intégrer" ? Dans quoi ?

Il s'agit de considérer la vie comme le terrain de notre pratique. Chaque aspect de notre vie doit devenir une occasion de pratiquer. Qu'est-ce que la pratique ? Dans mon travail, je regarde le cercle de la vie à travers les cinq familles de Bouddhas. Ce n'est sans doute qu'un schéma. Mais j'ai une formation de mathématicien et j'adore les schémas. Il y a bien des façons différentes de diviser le cercle de la vie. Pour ma part, j'utilise les cinq familles de Bouddhas, notre mandala. Nous l'appelons le "mandala de Greyston". Au centre du mandala, au centre du cercle, il y a la famille de Bouddha, les formes sans formes, l'état de non-dualité, le premier pur précepte, le non-savoir. C'est la base sur laquelle reposent les autres dimensions de notre travail, figurées par les quatre autres familles.

Quand nous nous sommes installés à New York, nous avons commencé par établir la famille de Bouddha, la pratique de zazen, la pratique des retraites de méditation, une ambiance de non-dualité. Nous avons ensuite considéré la famille Ratna, le "mode de vie juste". Puis la famille Karma que j'ai appelée l'action sociale. Le karma, comme vous le savez, c'est l'action, l'action juste. Ensuite est venue la famille Vajra que j'appelle l'étude, non pas l'étude abstraite, mais l'étude de la vie telle qu'elle est, telle que nous la "faisons". Et la cinquième famille, Padma, je l'ai nommée "relation" ou "intégration". C'est l'énergie qui maintient le tout ensemble. En tant qu'être humains dualistes, nous estimons justes nos agissements et rejetons les autres comportements. Il en va de même quand nous considérons la société. Nous nous consacrons à l'action sociale, nous procurons aux gens des moyens de subsistance, et nous pensons : "Mon action est essentielle, celle des autres non." L'énergie Padma, c'est l'intégration des diverses façons de vivre en un cercle de vie unifié.

La pratique dans laquelle j'ai été formé est issue du modèle monastique où le cadre lui-même conduit au non-savoir, à la contemplation de la vie dans son unité. Ce qui m'a amené à me poser la question suivante : dans la société et dans la vie, quelles sont les formes de l'action sociale ou professionnelle qui permettraient de percevoir l'unité ? Quelles formes existent, ici et maintenant ? Qu'est-ce qui nous empêche d'être témoin ? Qu'est-ce qui nous empêche de voir l'unité de la vie, d'apprécier toute chose comme elle est ? Qu'est-ce qui nous impose ce conditionnement de pensée, cette conviction de détenir la juste voie ? Je consacre désormais ma vie à tenter de créer un environnement, un modèle qui affronte ce problème, pas simplement pour nous en tant qu'individus, mais pour la société. Comment créer les formes propices à la progression de chacun de nous vers la réalisation, l'actualisation de la voie éveillée ?

Pratiquer zazen ne mène pas toujours nécessairement à l'état non duel. Mais que faire d'autre, alors ? C'est le rôle d'un enseignant de tenter de répondre à cette question.

Que signifient les upâya, les méthodes ou expédients ? Quelles sont les formes qui peuvent nous aider à provoquer des situations où il nous sera plus facile d'expérimenter cet état de non-dualité ? À peu près tout ce que nous faisons a pour résultat d'aggraver notre mode de pensée dualiste. Alors comment pouvons-nous conduire nos frères, nos sœurs dans le domaine de la non-dualité ? Voilà la question. Voilà le kôan. Je voudrais citer l'exemple concret d'un modèle que nous avons créé dans notre travail et qui, je crois, aide les gens. Au début, ne travaillaient dans notre "entreprise" que des résidents qui y étaient formés. Cela reste encore vrai dans certains cas. Puis, nous l'avons ouverte à des sans-abris, des chômeurs et des personnes très pauvres. La majorité de nos employés étaient soit des sans-abris, soit des chômeurs de longue durée, soit des gens qui avait amassé des fortunes en vendant de la drogue ou du crack. Parmi ces derniers, certains, après avoir gagné beaucoup d'argent, avaient spontanément décidé de changer de vie. Nous avons embauché beaucoup de personnes de ce genre. Nombre d'entre elles viennent avec l'idée qu'il s'agit avant tout de tirer son épingle du jeu. Pour les aider à entrevoir l'interdépendance de la vie, nous avons créé des équipes. Chacun est payé en fonction de ce que réalise son équipe. De sorte que si quelqu'un dans l'équipe ne connaît pas bien le travail, il revient aux autres de lui apprendre, car tout le monde y gagne. C'est pour les inciter à prendre un peu de distance avec leur idée de réussite individuelle que nous avons créé ce mode de fonctionnement. Il s'agit toujours de gagner de l'argent, mais en tenant compte du groupe tout entier. Placer les gens en situation de comprendre l'interdépendance de la vie permet de passer à l'étape suivante puis à la suivante et ainsi de suite. Tels sont les modèles que nous avons développés en plus de la pratique de la non-séparation, du zazen. Maintenant, voici le kôan : Comment parvenir à un tel résultat ? Comment procéder, au sein d'un monastère, pour ne pas trop vous attacher à votre façon de faire ? Pour ne pas la considérer comme la meilleure, la seule valable, persuadé que tous ceux qui ne se comportent pas comme vous sont de purs et simples ignorants ? Comment parvenir à un tel résultat ? Telles sont selon moi les questions intéressantes.

Pour prendre un autre exemple, vous savez que sesshin signifie unifier l'esprit. Je travaille avec des sans-abris. Cela signifie que j'ai besoin d'essayer d'unir mon esprit avec ceux qui vivent dans la rue. Pour y arriver, j'ai commencé à organiser des retraites dans la rue. Ce n'était pas nécessaire, mais j'avais besoin de le faire. Je dois préciser que mes retraites de rue ne sont pas des "retraites sans abri". De nombreuses personnes les appellent des "retraites sans abri". Certes, pour unifier son esprit avec un sans-abri, il faut d'une certaine façon devenir un sans-abri. Mais nous savions, tous ceux qui m'ont accompagné et moi-même, que nous retrouverions nos logements au bout d'une semaine. Nous nous trouvions dans la rue, mais pas sans abri.

Une retraite de rueLa cérémonie d'ordination, shukke tokudô, signifie "quitter la maison". De sorte qu'en un certain sens, si quelqu'un peut vraiment faire shukke tokudô, alors il peut participer à des retraites de rue. Mais c'est une autre histoire. Donc, une retraite de rue, c'est être un avec ceux qui vivent dans la rue. Comment y parvient-on ? Il faut vivre dans la rue. C'est ce que j'ai fait avec tous ceux qui sont venus. Nous avons vécu dans la rue. La vie consiste à respirer, manger, faire zazen, etc. Je ne considère pas ces activités comme particulières. C'est simplement ce que je fais tous les jours. Je ne respire pas pour vivre, je respire parce que je suis en vie. Je ne fais pas zazen pour devenir quelque chose. C'est parce que je suis en vie que je fais zazen. Une retraite de rue comporte donc toutes ces activités. On mange, on dort, on va aux toilettes. Tous les ingrédients de la vie sont présents, sauf qu'on vit dans la rue. Les règles ne sont donc pas les mêmes. Il n'y a pas de toilettes, pas de douches, ni zafus ni zabutons. On s'assied par terre. Comme on n'avait pas de beaux tambours, ni de robes, on utilisait pour les rituels des poubelles ou les objets qu'on trouvait. Pourtant, on organisait une cérémonie chaque jour. On s'asseyait tous les jours. C'était difficile de rassembler tout le monde après la dispersion matinale pour trouver à manger ou des toilettes. J'ai été stupéfié par ce qui s'est passé lors de cette première retraite de rue. Des gens se sont joints à nous, dont Peter Matthiessen, mon premier disciple, mon premier héritier du dharma, qui a fait beaucoup de choses dans sa vie et probablement des centaines de sesshins. Il y avait toutes sortes de gens, certains venus pour un jour seulement, d'autres pour cinq, mais tous m'ont dit qu'il s'agissait de l'expérience la plus saisissante de leur vie. Un événement s'est produit. Je pense que c'est l'immédiateté. Une sesshin nous place devant l'immédiateté de la vie. Mais la rue le fait d'une façon très, très spectaculaire. Manger, uriner, déféquer, tous ces aspects de notre vie, on y est confronté de façon très immédiate. Il y a aussi la négation : après un jour dans la rue, les gens vous rejettent. Quand vous entrez dans un restaurant, on ne veut pas vous servir, on ne vous laisse même pas entrer. Quand vous avez un besoin très urgent d'aller aux toilettes, vous entrez dans un restaurant, vous demandez à utiliser les toilettes, on vous dit non. Les gens vous fuient parce que votre apparence ou votre odeur les dégoûte. Si vous faites vraiment cette expérience, vous n'éviterez plus jamais ces gens, parce que vous avez été comme eux. C'est le pouvoir de la rue et de ce qu'elle peut enseigner, l'immédiateté du présent. Elle nous apprend à être témoin.

Alors, si vous pouvez juste sentir "la barbe de Bodhidharma", et constater toutes ses misères, la nourriture qui reste prise, les moisissures qui poussent, le fait qu'elle s'emmêle, si vous pouvez imaginer comment la nettoyer, la peigner, et ne faire qu'un avec elle, vous découvrirez une guérison et un enseignement extraordinaires. La barbe deviendra votre maître, les réalités que vous niez vous instruiront. Vous apprendrez d'elles à condition de  pouvoir écouter, être témoin et vous unir à elles.

Zazen, les trois purs préceptes, c'est cela.

Photographies Peter Cunningham. Reproduction interdite. [Télécharger et imprimer le texte complet au format pdf]


Sur le site on lira également :

Une rencontre avec Bernard Glassman, "clochard céleste", un texte de Fabienne Delpy
La spiritualité engagée de Bernard Glassman, une interview de Bernard Glassman réalisée par Ursula Gauthier
Le déni, un extrait du livre de Bernard Glassman, L'art de la paix (Albin-Michel)


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