Une justice réparatrice : une perspective bouddhiste (David Loy)
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Une justice réparatrice
Une perspective bouddhiste

David R. Loy


David LoyNote du traducteur : Cet article aborde de nouvelles questions. Il remet en question nos conceptions centrales des droits de l'Homme, telles qu'elles se sont construites au cours des siècles en réaction à l'arbitraire de l'ancien régime : la légalité des délits et des peines, l'accès à un juge impartial et indépendant. Une réflexion sur la justice a des implications centrales pour l'adaptation du bouddhisme en Occident, mais elle doit être engagée avec circonspection : elle pourrait servir de prétexte idéologique à un totalitarisme du Bien. D'un autre côté, elle questionne notre conception individualiste du droit et de l'organisation politique. Il est à noter que cet article repose sur une analyse du droit américain, laquelle n'est pas immédiatement transposable au droit français. Alain Liénard.

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"Sous certains aspects, l’histoire de la punition ressemble à celle de la guerre. Elle semble indissociable de la condition humaine de façon quasi-universelle, bénéficier de périodes de glorification, être communément considérée comme justifiée dans de nombreux cas, et pourtant aller à l’encontre de notre vision ultime de ce que devrait être une société humaine." [1]

Pourquoi imposons nous des punitions ? Cela semble être une question stupide, jusqu’à ce que nous essayions d’y apporter une réponse. Punir, c’est faire du mal à quelqu’un, et une telle attitude doit être justifiée. On propose en général trois types de justification : le mal causé par la punition est contrebalancé par un bien qui est plus grand (par exemple, il a un effet dissuasif sur les autres) ; la punition ne cause pas réellement de mal aux délinquants (parce qu’elle sert à les amender) ; et causer du mal aux délinquants est en soi un bien (parce que le traitement "annule le crime"). Pourtant, chacune de ces raisons devient problématique à mesure qu’on les sonde.

Le premier argument est utilitariste, mais il paraît immoral de causer du mal à quelqu’un du fait que l’on veuille exercer une influence sur le comportement d’autrui. Un tel principe pourrait également servir à faire d’innocents des boucs émissaires. Il ne s’agit pas là simplement de considération abstraite, les délinquants de notre époque sont peut-être bien les boucs émissaires de nos problèmes sociaux. Si la punition doit servir d’avertissement à de possibles délinquants, pourquoi les États-Unis, qui condamnent dans des proportions bien plus importantes que dans n’importe quel autre pays occidental, continuent-ils d’avoir le taux de criminalité le plus élevé ?

Le second argument, selon lequel la punition amende le délinquant plutôt qu’elle ne lui cause du tort, n’est à l’évidence plus fondé de nos jours. Si les Quakers avaient l’intention de faire des pénitenciers des lieux de repentir, il n’y a guère de doute qu’à l’heure actuelle l’incarcération n’améliore pas la plupart des délinquants, bien au contraire. Une étude menée par RAND a mis en évidence que la récidive est en réalité bien plus importante chez les délinquants envoyés en prison que chez les auteurs de mêmes infractions placés en régime probatoire. Ce qui n’est pas pour nous surprendre : les collectivités prédatrices que l’on trouve dans la plupart des prisons en font des enfers plus que des lieux où se repentir et s’amender. L’environnement carcéral déshumanise, il détourne les délinquants d’un égard aux victimes et renforce leur déficit d’estime de soi. Comme c’est fréquemment le cas, une institution qui ne remplit pas son objectif initial continue d’exister pour d’autres raisons - dans ce cas particulier, pour dire la vérité, parce que nous ne savons pas quoi faire de la plupart de ces délinquants.

Le troisième argument, qui veut que faire du mal aux auteurs d’infractions annule d’une certaine façon le crime, subsume plusieurs types de justifications. La plus répandue est le désir de vengeance qui est compréhensible mais moralement douteux et doté d’un effet social dévastateur. Une autre version de cet argument envisage le châtiment comme une punition de Dieu. L’équivalent bouddhiste explique la punition de manière plus impersonnelle, comme un effet de son propre karma. Aucun de ces arguments n’est recevable pour le châtiment humain : ni Dieu ni une loi morale objective n’ont besoin de notre soutien, d’autant qu’il est inévitable que des hommes commettent des fautes fortuites (par exemple tuer des innocents).

Le point à souligner c’est que toutes les versions de cette troisième justification reposent sur la croyance intuitive que quelque chose doit être fait pour "redresser" le tort que les infractions causent aux victimes et au tissu social. Le mouvement pour la justice réparatrice est motivé par la prise de conscience croissante d’une défaillance de notre système judiciaire actuel sur ce plan-là. Nous commençons à comprendre que le problème est réellement profond : nous sentons que quelque chose cloche peut-être dans notre compréhension atomiste du contrat social et de ses présupposés sur "la bonne vie", mais nous ne savons pas bien où chercher pour trouver un paradigme de remplacement - c’est la raison pour laquelle il est essentiel de trouver de nouvelles perspectives relatives qui ne peuvent être fournies que par les conceptions du monde et les valeurs d’autres cultures.

L’approche bouddhiste du châtiment, comme tout autre approche, ne peut être véritablement séparée de sa conception de la psychologie et de sa vision des potentialités humaines. Ce qui laisse entendre que la justice pénale n’est pas seulement un sujet de nature profane, les questions d’équité et de justice ne peuvent être totalement séparées des perspectives religieuses dont elles dérivent historiquement : pour la plus grande majorité de l’humanité, le crime, le châtiment et l’amendement sont encore inextricablement liés aux points de vue religieux sur le péché, le jugement et le pardon. La justice est l’un de ces derniers sujets qui transcendent toute distinction que nous tentons d’établir entre le sacré et le profane, et notre système judiciaire pénal sera toujours subordonné à une conception plus vaste sur les relations que les gens devraient entretenir entre eux. Dès lors, sous cet angle plus large, la faillite du système pénal n’est-elle pas l’indice de la faillite de notre système social - de notre vision inadéquate des possibilités humaines et sociales ? Ceci expliquerait notre dérangeante inquiétude : que les délinquants soient devenus des boucs émissaires que des politiciens ambitieux n’hésitent plus à exploiter (une quatrième justification de la punition, malheureusement).

Il est difficile de faire des généralités à propos de la criminalité. Les types sont différents, commis par différentes personnes, qui appellent des réponses différentes. Il en va de même pour le bouddhisme : il n’y a rien de tel que la tradition bouddhiste car le bouddhisme a fait preuve d’une extraordinaire capacité d’adaptation au cours de son expansion vers des pays et des cultures différents. La Thaïlande, le Tibet, la Chine et le Japon ont connu des systèmes politiques et judiciaires très différents bien que des fils similaires aient été utilisés pour tisser leurs modèles variés : particulièrement les croyances selon lesquelles nous tous, délinquants comme victimes, avons la même nature de Bouddha, qui ne doit pas être confondue avec notre sens commun du soi, un assemblage toujours mouvant de tendances mentales bonnes et mauvaises ; selon lesquelles nous sommes habituellement sous la domination de notre avidité, de notre haine et de notre illusion mais qu’il est toujours possible de se transformer et de les dépasser ; et selon lesquelles l’éducation et l’amendement forment l’unique raison du châtiment. [2]

Nous commencerons par deux sutta anciens en pâli qui donnent des exemples de ces fils utilisés pour tisser les modèles de systèmes politiques et judiciaires : l’Angulimala sutta, le texte bouddhiste le plus connu sur le crime et le châtiment, rapporte l’amendement d’un tueur en série ; et le Sutta du Rugissement du Lion, à propos de la responsabilité qui incombe au souverain de prévenir le crime et la violence. Bien que le premier puisse reposer sur un événement réel, ces deux sutta relèvent à l’évidence des mythes, ce qui ne diminue pas leur intérêt dans la mesure où ce sont les comportements bouddhistes qui nous intéressent. Nous examinerons ensuite le vinaya bouddhiste qui énonce les règles et les mesures correctrices qui régissent la vie des bhikkhu (moines) et des bhikkhuni (nonnes) bouddhistes. Elles peuvent avoir de nombreuses implications pour notre compréhension psychologique de la motivation, de l’éducation et de l’amendement. Enfin, nous nous tournerons vers le Tibet traditionnel pour voir comment son système judiciaire a incarné ces conceptions bouddhistes. L’absence de séparation d’une Eglise et d’un État au Tibet en fait un modèle qui ne peut être reproduit par une société moderne, laïque et pluraliste - ou sommes-nous déjà en train de le reproduire ? Notre distinction habituelle entre les sphères religieuse et civile ne cache-t-elle pas simplement le fait que l’État soit devenu pour nous un "dieu profane" ?


L'Angulimala Sutta [3]

Angulimala était un bandit sans pitié, qui avait assassiné de nombreuses personnes et portait leurs doigts en collier (d’où son nom, qui signifie littéralement "collier de doigts"). Bien qu’ayant été mis en garde contre lui, le Bienheureux (le Bouddha Shâkyamuni) s’engagea dans sa région en marchant silencieusement. Pourtant lorsqu’Angulimala tenta de le saisir, le Bouddha accomplit une action surnaturelle : Angulimala, tout en marchant aussi vite qu’il le pût, ne parvint pas à le rattraper bien que le Bouddha continuait de marcher de son pas habituel. Etonné, Angulimala lui cria : "Arrête-toi, le solitaire!"

Tout en continuant de marcher, le Bouddha répondit : "Je me suis arrêté, Angulimala. Arrête-toi à ton tour." Pour répondre à l’étonnement d’Angulimala, il lui expliqua : "Je me suis arrêté pour toujours m’abstenant de toute violence envers les êtres. Mais tu ne fais preuve d’aucune retenue de ce genre." Angulimala fut tellement impressionné qu’il renonça à jamais aux mauvaises actions et demanda à rejoindre le sangha. Le Bouddha l’accepta alors comme bhikkhu.

Entre-temps, la foule s’était assemblée aux portes du palais du roi Pasenadi et réclamait l’arrestation d’Angulimala. Le roi Pasenadi se mit en marche avec cinq cents hommes pour le capturer. Quand il rencontra le Bouddha et lui exposa sa quête, ce dernier lui répondit : "Si tu devais constater qu’il est désormais devenu un bon bhikkhu, qui s’abstient de tuer, etc., comment le traiterais-tu ?"

Le roi répondit qu’il lui rendrait hommage comme à un bon bhikkhu, et fut surpris lorsque le Bouddha lui désigna Angulimala assis à proximité. Le roi fut émerveillé de ce que le Bouddha ait été capable de dompter l’indomptable et d’apporter la paix à celui qui ne la connaissait pas. "Vénérable Seigneur, nous n’avons pas réussi à le dompter nous-mêmes avec la force ou les armes et voici que le Bienheureux l’a dompté sans force ni armes." Puis il quitta les lieux.

Peu après, le vénérable Angulimala réalisa le but suprême d’une vie de sainteté et atteignit le nirvâna. Plus tard, cependant, à l’occasion d’une tournée de mendicité, il fut battu par des villageois, mais le Bouddha lui dit de le supporter, car c’était le résultat de son karma antérieur. Le sutta se termine par quelques vers récités par Angulimala, entre autres : "Celui qui compense les mauvaises actions qu’il a commises / En accomplissant des actes vertueux à la place, / Celui-là illumine le monde / Comme la lune après le passage d’un nuage."

Le sens de ce sutta n’est pas difficile à saisir : il nous suffit de comparer le sort d’Angulimala avec ce que notre système de justice rétributive lui infligerait. Pourquoi cette histoire est-elle si importante dans le bouddhisme ? Elle souligne l’unique raison pour laquelle il admet la punition d’un délinquant : pour ré-former son caractère. Il n’y a donc aucune raison de punir quelqu’un qui s’est déjà amendé de lui-même. Il n’est pas fait mention de la punition comme d’un facteur de dissuasion. Au contraire, on peut considérer le cas d’Angulimala comme l’exposé d’un exemple négatif, impliquant que l’on peut échapper au châtiment en devenant un bhikkhu, comme si le sangha était comparable à la Légion étrangère française. Il n’y a pas non plus la moindre allégation selon laquelle la punition répondrait à la nécessité "d’annuler l’infraction", même si Angulimala subit effectivement les conséquences karmiques auxquelles même son nirvâna (sa perfection spirituelle) ne peut échapper. D’une façon plus générale, on ne peut déterminer quelle réponse judiciaire serait bonne ou mauvaise - déterminer ce qui est juste - en faisant abstraction de la situation particulière du délinquant.

Cependant, cette histoire n’est pas satisfaisante du point de vue d’une justice de restauration. Le sutta ne dit rien des familles des victimes d’Angulimala, ou des conséquences sociales plus générales de ses crimes, sauf à mentionner la foule à la porte du palais du roi Pasenadi. Le fait que l’humble moine Angulimala soit frappé par les villageois est l’indice de bien plus que d’un mauvais karma. Il implique qu’il n’y a pas eu de tentative de justice de restauration prenant en compte les effets de ses actes sur la société. Le tissu social de la communauté a été déchiré et pourtant il n’y a pas d’effort pour "remettre les choses en place". On prend en compte la situation particulière du délinquant en l’abstrayant de son contexte social. Il ne serait pas juste de considérer cette attitude comme l’indice d’une indifférence du bouddhisme envers la société, mais elle illustre bien l’attitude du bouddhisme primitif envers le salut spirituel : la libération est une affaire individuelle, et le chemin pour y parvenir implique de quitter la société, non de la transformer.


Le Sutta du rugissement du lion [4]

Le Cakkavattisihanada sutta traite de la relation entre la justice pénale et la justice sociale, particulièrement du lien entre pauvreté et violence. Le Bouddha résumait souvent son enseignement en quatre nobles vérités : la vie est dukkha (insatisfaisante), la cause de dukkha, la fin de dukkha et la voie pour mettre fin à dukkha. Selon cette approche bouddhiste, le contrôle du crime résulte naturellement d’une compréhension correcte de ses causes. Dans ce sutta, le Bouddha conte l’histoire d’un monarque d’un lointain passé qui initialement vénérait le dharma et s’appuyait sur lui, faisant ce que les sages lui conseillaient : "Ne laisse aucun crime se perpétrer dans ton royaume et, à ceux qui sont dans le besoin, donne un bien." Mais ensuite, il se mit à régner selon ses propres idées et ne donna plus de biens aux nécessiteux. En conséquence, la pauvreté se généralisa. Du fait de cette paupérisation, quelqu’un s’empara de ce qui ne lui était pas donné et fut arrêté. Le roi lui demanda pourquoi il avait agi ainsi, l’homme répondit qu’il n’avait rien pour vivre. Le roi lui donna alors un bien disant que cela serait suffisant pour créer une affaire et faire vivre sa famille.

Il arriva exactement la même chose à un autre homme. Et quand d’autres personnes en entendirent parler, ils décidèrent de voler à leur tour pour être traités de la même façon. Alors le roi comprit que s’il continuait à donner des biens à de tels hommes, le nombre de vols continuerait de croître. Aussi décida-t-il d’être sévère avec le prochain voleur : "Je ferais mieux d’en finir avec lui, d’en terminer une fois pour toutes, et de lui couper la tête." Et c’est ce qu’il fit.

A ce moment de l’histoire, on pourrait s’attendre à une parabole moralisante à propos de l’importance de la dissuasion contre le crime, mais elle continue dans une direction complètement opposée :

"Entendant cela, les gens pensèrent : ‘Maintenant, fabriquons nous des épées aiguisées et nous pourrons prendre à n’importe qui ce qui n’est pas offert, nous en finirons avec eux, en terminerons une fois pour toutes et leur couperons la tête.’ Ainsi, s’étant procuré quelques épées acérées, ils lancèrent des attaques meurtrières contre des villages, des villes et des cités, devinrent des bandits de grand chemin, tuant leurs victimes en leur coupant la tête.

"Ainsi, du fait de l’absence d’attribution de biens aux nécessiteux, la pauvreté devint générale, de l’accroissement de la pauvreté, le vol de ce qui n’était pas offert s’accrut, de l’accroissement du vol, l’usage des armes augmenta, de l’augmentation de l’usage des armes, les meurtres s’accrurent."

Malgré des éléments fantaisistes, ce mythe a des implications importantes pour notre compréhension de la délinquance et de la punition. Le premier point est que la pauvreté est présentée comme la cause initiale des conduites immorales telles que le vol, la violence, la fausseté, etc. Contrairement à ce que l’on aurait pu attendre d’une religion supposée fondée sur la dénégation du monde, la solution bouddhiste n’a rien à voir avec l’acceptation de notre karma de pauvreté. Le problème commence lorsque le roi ne donne plus de biens aux nécessiteux, c’est-à-dire quand l’État néglige sa responsabilité de maintenir la justice distributive. Suivant ce sutta important, le crime, la violence et l’immoralité ne peuvent être séparés de questions plus vastes sur la justice ou l’injustice de l’ordre social. La solution n’est pas de "réduire en poussière" violemment par des sanctions sévères, mais de pourvoir aux besoins de base de la population. "Le but serait, non pas de créer une société dans laquelle les gens en général auraient peur d’enfreindre la loi, mais une société dans laquelle ils pourraient vivre une vie suffisamment gratifiante sans se comporter de cette manière." (Wright : 7). De nos jours, nous préférons dilapider notre argent dans des "guerres contre le crime", mais les indicateurs sociaux nous suggèrent ce que le roi a réalisé un peu tardivement : que de telles guerres, personne ne les gagne.

Ceci nous conduit au deuxième point du Sutta du Rugissement du Lion, sa compréhension de la violence. Au lieu de résoudre le problème, la violente tentative de dissuasion du roi déclenche une explosion de violence qui mène à l’effondrement de la société. Si le châtiment est parfois une image inversée du crime, dans ce cas précis les crimes sont le miroir inversé du châtiment. La violence étatique renforce la croyance en l’efficacité de la violence. Quand l’État utilise la violence contre ceux qui font des choses qu’il interdit, nous ne devrions pas être surpris que certains de ses citoyens se sentent autorisés à en faire de même (Pepinsky : 301). Une telle violence rétributive "tend à confirmer la conception et l’expérience de vie de bien des délinquants. Les dommages doivent être payés par des dommages et ceux qui créent du tort méritent vengeance. Nombre de crimes sont commis par des gens qui "punissent" leur famille, leurs voisins ou leurs connaissances." (Zehr : 77). L’importance donnée à la non-violence dans une si grande partie de la tradition bouddhiste ne provient pas de quelconques préoccupations d’un autre monde. Il est fondé sur la compréhension psychologique que la violence engendre la violence. C’est une illustration éclatante, s’il en est, de la maxime selon laquelle nos moyens ne peuvent être dissociés de nos fins. S’il n’y a aucun chemin qui mène à la paix, la paix elle-même doit être le chemin. Dès lors que l’État n’est pas à l’abri de cette vérité, nous devons trouver un moyen de l’intégrer dans notre système judiciaire.


Le Vinaya [5]

Le Vinaya Pitaka est, de fait, un recueil canonique des règles que les bhikkhu et les bhikkhuni se doivent de respecter. Le vinaya est fondé sur la moralité (sîla) qui, bien que n’étant que l’une des trois parties du chemin (les deux autres sont la concentration, samâdhi, et la sagesse, prajñâ), constitue le fondement éthique de tous les bouddhistes. Les cinq préceptes fondamentaux sont : s’abstenir de tuer, de voler, d’avoir une conduite sexuelle incorrecte, de mentir et de prendre des intoxicants. Ces préceptes nous aident à arracher les trois racines du mal : "Comme l’avidité, la haine et l’illusion sont la base de toute activité volontaire non désirable commise par la pensée, la parole et le corps, le code de discipline (les lois bouddhiques) est considéré comme une propédeutique des actions libres d’attachement qui ont pour résultat final une expression pure du corps, de la parole et de l’esprit." (Ratnapala : 42).

Bien que maintenant codifiée de façon rigide, l’approche du vinaya est bien pragmatique. Presque toutes les règles ont pour origine un événement réel (ce que nous appellerions la règle du précédent) plutôt que des possibilités hypothétiques de mauvaise conduite. "L’esprit qui soutient la loi conduit à penser que les lois agissent plus ou moins comme des panneaux indicateurs des "zones dangereuses". Elles soulignent que l’on devrait être prudent à cet endroit, en se remémorant le ou les exemples de ceux qui s’y sont trouvés en difficulté à cause de tel ou tel problème." (Ratnapala : 42). Comme elles ne dérivent pas de Dieu ou d’une quelconque autre autorité absolue, ces règles sont toujours susceptibles d’être révisées, à l’exception des quatre pârâjika (rapports sexuels, vol, meurtre d’un être humain et mensonge sur son propre accomplissement spirituel) qui constituent des cas d’expulsion automatique. Suivre correctement les règles n’est pas le but en soi. La raison d’être des règles est qu’elles favorisent le développement personnel et spirituel.

L’approche du vinaya est également très pragmatique d’une autre façon : dans son attitude réaliste devant la faiblesse humaine. C’est la nature des êtres humains non éveillés d’être affectés par l’avidité, la haine et l’illusion. En fait, d’une certaine façon nous sommes tous déséquilibrés. En conséquence, aussi longtemps que les êtres humains n’auront pas atteint l’éveil, le crime continuera d’exister. L’étendue de la criminalité peut être réduite en améliorant les conditions sociales et économiques, mais aucune société humaine ne sera jamais capable d’éradiquer complètement le crime. L’attitude bouddhiste envers le perfectionnement individuel y est là en adéquation : nous ne nous améliorons que progressivement, que peu à peu, les infractions devraient donc être appréciées avec tolérance et compassion.

Si nous sommes tous quelque peu perturbés sur le plan psychique, une défense fondée sur le trouble psychique est toujours recevable dans une certaine mesure, car il ne peut y avoir de présomption de libre volonté ou de simple autonomie de la volonté. La liberté ne consiste pas à libérer la volonté autonome (qui est souvent mue par l’avidité, etc.), mais à dominer ce mouvement de volonté. Elle ne se gagne pas en enlevant les restrictions extérieures, mais par le contrôle de soi et l’éveil spirituel. Ceci récuse la distinction que nous sommes habituellement prompts à faire entre un délinquant et nous. Comme le souligne Conrad Brunk, le modèle de réhabilitation de la thérapie laïque nie la dignité et la responsabilité du délinquant, mais le bouddhisme évite cette difficulté en mettant en avant la continuité entre les délinquants et nous-mêmes : la différence n’est qu’une question de degré, au plus. Selon le bouddhisme, le problème n’est pas la punition mais l’amendement, et le meilleur remède au crime est d’aider les personnes à réaliser les conséquences complètes de leurs actes (Ratnapala : 12-13).

Pour déterminer la nature d’une infraction au vinaya, tous les éléments relatifs à la situation du délinquant sont pris en considération de façon à procéder à la meilleure appréciation possible de ce qui devrait être fait : son passé, son caractère et son intelligence, la nature et la conduite de ses relations, aussi bien que le fait qu’il ait avoué ou non. On peut l'opposer à notre propre préoccupation judiciaire centrée sur la question réductrice de coupable/non coupable. "Le degré de gravité d’une infraction peut varier, mais in fine il n’y a pas de degré dans la culpabilité", une formule qui véhicule "le message invisible que les personnes peuvent être évaluées en dichotomies simples." Dans une perspective qui prend au sérieux l’amendement du délinquant (en existe-t-il un autre type ?), une telle approche est bien défectueuse :

"Bien des éléments font penser que les délinquants n’agissent souvent pas librement ou tout au moins ne se perçoivent pas comme capables d’une action libre... Les idées de liberté humaine et donc de responsabilité prennent nécessairement une coloration différente dans un tel contexte." (Zehr : 70).

Le vinaya soutient l’idée que notre préoccupation à propos de la culpabilité est basée sur une compréhension erronée de la nature humaine et de la façon dont elle change. "La culpabilité dit quelque chose sur la qualité de la personne qui a commis l’acte, elle a un caractère indélébile qui colle à la peau." (Zehr : 69). L’insistance du bouddhisme sur l’impermanence de toutes choses signifie que rien n’est irrémédiable dans nos tendances pernicieuses. Celles qui sont profondément ancrées peuvent être difficiles à éradiquer, mais c’est parce qu’elles sont le résultat imprimé en nous de nos habitudes anciennes, non parce qu’elles sont une partie "essentielle" de nous-mêmes.

Le souci principal du vinaya n’est pas d’édicter des règles à propos de la culpabilité, mais de déterminer l’intention, parce que l’intention caractérise la nature de l’infraction. S’il n’y a pas de consentement à commettre un acte, on n’est pas coupable de cet acte. Et plus l’intention est légère, moins l’infraction est grave (Ratnapala : 5, 93, 192).

L’intention est également le facteur le plus important dans le fonctionnement de la loi du karma qui, selon le bouddhisme, est créé par une action volontaire : "Je suis le résultat de ma propre action... quelque action que je commette, bonne ou mauvaise, j’en serai l’héritier." [6] Une approche moderne est de comprendre le karma en termes de ce que le bouddhisme appelle shankhara, nos "formations mentales" et particulièrement nos tendances habituelles. Celles-ci sont très importantes pour le bouddhisme parce que ce ne sont pas des tendances que nous avons mais des tendances que nous sommes. Au lieu d’être "mes" habitudes, c’est leur interaction qui construit mon sentiment du "moi". Alors nous ne sommes pas punis pour nos péchés, mais par eux. Les gens ne souffrent pas ni ne reçoivent de récompense pour ce qu’ils ont fait, mais pour ce qu’ils sont devenus, et ce que nous faisons intentionnellement fait de nous ce que nous sommes. Mes actions et mes intentions construisent/reconstruisent ma personnalité exactement de la même façon que la nourriture est assimilée pour construire/reconstruire mon corps physique. Si le karma est cette vérité psychologique sur notre propre construction, sur l’identité construite par "notre" avidité, "notre" haine et "notre" illusion, alors nous ne pouvons pas accepter plus longtemps le présupposé juridique d’un sujet doté d’une volonté autonome, entièrement responsable de ses propres actions. Une fois que nous comprenons les tendances mentales qui affectent chacun de nous, le désir de vengeance doit être remplacé par le sentiment de compassion qui met, lui, l’accent sur l’amendement.

Le système de sanctions utilisé à l’intérieur du sangha montre comment ces principes fonctionnent en pratique. L’accent est mis sur la création d’une situation qui aidera l’auteur de l’infraction à se souvenir de celle-ci et à réfléchir sur elle, de façon à triompher des tendances mentales qui l’ont produite. La plupart des punitions mettent en oeuvre ce que nous appelons maintenant la probation. La probation est généralement considérée comme une méthode moderne de traitement dérivée de la Common Law anglaise, mais elle a été largement utilisée dans le bouddhisme depuis 2.500 ans, parce qu’elle correspond au souci bouddhiste de ne pas punir mais de réformer. Une fois la probation terminée avec succès, le bhikku retrouvait son état et sa position antérieurs, ainsi "l’image sociale de l’auteur de l’infraction n’était pas détériorée. Après la punition, il était accueilli de nouveau et il jouissait de la même position qu’il avait auparavant, sans stigmate ni mépris. La dignité humaine était ainsi toujours considérée comme importante dans le tribunal et dans la société, aussi bien pendant la punition qu’après la réhabilitation." (Ratnapala : 77). Ce qui contraste avec l’humiliation qui est inscrite dans notre approche rétributive actuelle. L’un des facteurs principaux de beaucoup d’infractions est le faible niveau d’estime de soi, et un système de réparation doit traiter expressément ce problème en se concentrant sur les moyens d’aider les délinquants à construire une estime de soi par le fait même d’accepter la responsabilité de leurs actes.

Ce n’est pas en contradiction avec l’enseignement bouddhiste selon lequel il n’existe pas de soi séparé. "La réintégration nécessite que nous nous considérions nous-mêmes (et que nous considérions les autres) comme un équilibre complexe de bon et de mauvais, de blessures et de forces, et que tandis que nous résistons au mal et le dénigrons et que nous contrebalançons nos faiblesses, nous reconnaissions et accueillions aussi le bon et utilisions nos points forts." (Vann Ness et Strong, On Reintegrative Shaming : 118). Telle est précisément la conception bouddhiste de la nature humaine qui ne présuppose pas l’existence d’une âme unifiée ou d’un sujet doté d’une volonté autonome, mais entend le soi comme un composé de tendances mauvaises et bonnes.

En résumé, l’approche du vinaya suggère que, si nous prenons au sérieux notre désir d’un système judiciaire réellement réparateur, nous devons trouver le moyen de renverser notre préoccupation centrale, non pas de punir le coupable mais de réformer l’intention.


La justice tibétaine [7]

Le Tibet traditionnel nous procure l’occasion d’observer combien ces principes peuvent fonctionner dans une société laïque. Son système législatif présuppose que le conflit est créé par notre vision incorrecte des situations, elle-même causée par nos passions mentales. Dans les enseignements du bouddhisme tibétain il y a six passions fondamentales (le désir, la colère, l’orgueil, l’ignorance, le doute et l’opinion erronée) et vingt passions secondaires (comprenant l’hostilité, la rancune, la malveillance, la jalousie et la tromperie) qui nous font percevoir le monde d’une façon illusoire et nous engager dans des querelles. Encore une fois, nous remarquons une compréhension quasi socratique du conflit humain : notre comportement immoral est en dernière analyse dû à notre compréhension erronée, que seul un éveil spirituel peut purifier totalement.

Tant que nos esprits sont aveuglés par les passions, il ne peut être question de libre volonté, et le système judiciaire tibétain ne reposait pas sur ce présupposé :

"Le but de la procédure judiciaire était de calmer les esprits et de soulager la colère des parties et ensuite - par la catharsis, l’expiation, la restitution et l’apaisement - de redonner son équilibre à l’ordre naturel... L’un des buts essentiels de la procédure de jugement était si possible de percevoir les états mentaux, et la punition valait par ses effets sur l’esprit du délinquant." (French : 74-76).

Cela incluait pour les parties la tentative de réharmoniser leurs relations après une décision de justice. Par exemple, les codes prévoyaient un "paiement de la rencontre" afin de financer une réunion où les parties buvaient et mangeaient ensemble dans un esprit de réconciliation. En général, la coercition était considérée comme inefficace, car nul ne peut être forcé de suivre une voie morale. Les parties devaient travailler sur leurs propres difficultés pour trouver une véritable solution. C’est pourquoi même une décision acceptée par toutes les parties perdait son caractère définitif dans le cas où celles-ci n’y adhéraient plus et les procès pouvaient être réouverts à tout moment (French : 138).

Cette insistance sur le rétablissement de l’harmonie était inscrite à la fois dans la philosophie du droit et dans les différents types de procédures judiciaires utilisés pour résoudre les litiges. L’analyse juridique utilisait deux formes de base de causalité, immédiate et fondamentale, toutes deux dérivées des écritures bouddhistes. La cause fondamentale était habituellement considérée comme la plus importante ; pour résoudre définitivement la querelle, c’était à la source de l’animosité qu’il fallait s’intéresser. Le type de procédure judiciaire le plus courant était l’arrangement privé par les parties elles-mêmes. Si cela ne fonctionnait pas, on pouvait tenter de recourir à des conciliateurs privés et officieux. On préférait généralement cette procédure car elle était informelle, qu’elle préservait les réputations, qu’elle permettait des compromis souples et était de loin moins coûteuse. Une troisième procédure passait par la visite privée de juges afin de recueillir leur opinion officieuse sur la meilleure façon de procéder. La procédure officielle devant une juridiction était un ultime recours.

Cette insistance sur le consensus et le rétablissement du calme dans l’esprit reposait sur un présupposé généralement accepté au Tibet qui est, pour nous, moins acceptable : la croyance que seule la condition de l’esprit, et non les possessions matérielles ou les relations sociales, puisse apporter le bonheur. En termes bouddhistes plus conventionnels, c’est l’état de mon esprit qui détermine si j’atteins le nirvâna ou si je brûle dans l’un des enfers. Nous percevons, par contraste, les conceptions plus individualistes de notre propre système judiciaire qui met l’accent sur la recherche personnelle du bonheur, la liberté au regard de la contrainte que représentent les autres et le droit de jouir de sa propriété sans interférence.

Les fonctionnaires tibétains prenaient soin de distinguer entre les croyances religieuses et les conceptions légales laïques quand on en venait à statuer sur un litige. Toutefois, la culture tibétaine était pénétrée d’une mentalité spirituelle, et les normes morales du Bouddha et de son vinaya avaient une influence sur tout le système juridique :

"Tout Tibétain savait que le bouddhiste respectueux de la morale se souciait plus du bien-être des autres que de son propre bien-être, donnait aux autres plutôt que d’amasser une fortune, s’efforçait avec rigueur d’éviter les dommages à autrui, ne s’engageait jamais dans aucun des actes non vertueux, avait une totale dévotion envers le Bouddha et sa voie, travaillait à éliminer la colère et le désir des biens matériels, acceptait les difficultés avec patience et endurance et persévérait avec enthousiasme dans la recherche de la vérité et de l’illumination. Comme il n’y avait pas de confusion à propos de cet idéal, il y avait peu d’ambiguïté sur la façon dont l’acteur respectueux de la morale traiterait une situation quotidienne particulière. Même si le Tibétain moyen n’était vraisemblablement pas plus enclin à suivre le chemin de la morale que n’importe quelle autre personne d’une autre société, sa compréhension de ce chemin idéal demeurait forte." (French : 77).

Dans la mesure où toute société nécessite des normes tout autant que des sanctions, nous pouvons nous poser la question de savoir quelles normes comparables prévalent dans les cultures occidentales. En général, les nôtres sont plus centrés sur la compétition et plus atomisées. En droit américain, par exemple, "la question devient ‘est-ce qu’une personne raisonnable abandonnerait de la glace sur le trottoir et prévoirait le dommage possible pour un passant ?’ On n’attend ni de la juridiction ni des individus qu’ils connaissent ou se posent la question morale ‘Qu’est-ce qu’un être humain soucieux de la morale et agissant correctement aurait fait dans les mêmes circonstances ?’" Au Tibet la norme de référence n’était pas "un homme raisonnable" mais une personne respectueuse de la morale exerçant le contrôle de soi. Les membres d’un village ou d’un voisinage tibétain reconnaissaient qu’ils étaient responsables des autres membres. Sauf circonstances particulières, un adulte américain n’a aucune obligation légale ou aucune responsabilité d’aider les autres. "Les Tibétains considèrent une telle attitude comme répugnante et inhumaine." (French : 77, 142).

Cette insistance sur le fait de mettre fin à la querelle et de calmer l’esprit impliquait différentes attitudes envers la détermination de la vérité légale et le recours aux précédents. "Alors que la conception américaine veut que la vérité légale émerge de l’affrontement de forces opposées affirmant leurs intérêts, les Tibétains voyaient peu d’intérêt à mener à terme une telle procédure avec ce qu’elle comporte d’excès, de colère et de passion. La vérité était conçue de l’une ou l’autre manières : comme une norme idéale et distincte (et donc normalement inaccessible), ou comme un consensus - c’est-à-dire, le résultat auquel on parvient lorsque deux parties en désaccord atteignent une conception similaire de ce qui s’est passé et ce qui devrait être fait." (French : 137). La nécessité du consensus imprégnait tellement le processus de décision que si les parties ne parvenaient pas à s’accorder, la vérité ne pouvait être atteinte.

Cela réduisait également la confiance dans les décisions judiciaires antérieures considérées comme des précédents. La nécessité de rechercher la meilleure façon de mettre fin au conflit signifiait que l’accent était placé sur des décisions qui rétablissaient l’harmonie du groupe, plutôt que sur des décisions en harmonie avec des principes juridiques abstraits. Il en résulta que la jurisprudence tibétaine formula finalement un noyau central de cinq facteurs qui devaient être pris en considération : l’unicité de chaque cas (ce qui requérait une sensibilité à ses aspects particuliers) ; la punition adéquate (aucune limitation législative pour le prononcé de la sentence) ; la prise en considération du karma (la punition devrait être orientée vers l’amélioration de la vie future du délinquant) ; les buts corrects de la sanction (rétablir l’harmonie avec la communauté et rendre les délinquants conscients de la gravité de leurs délits) ; et les types de punitions correctes (l’incarcération était rare en raison du manque d’établissements). Les sanctions économiques comme les amendes et les dommages et intérêts étaient les plus courantes, suivies par les punitions physiques et le travail forcé. Les autres punitions comprenaient l’ostracisme, la publicité du délit, la rétrogradation du rang officiel ou la perte du statut social. La peine capitale était également utilisée de façon occasionnelle. En règle générale les décideurs locaux et non gouvernementaux étaient considérés comme plus à même de trouver des solutions qui corrigeraient effectivement la conduite et restaureraient l’harmonie de la communauté.

En résumé, le Tibet nous fournit un exemple d’un pays dont le système judiciaire était organisé en fonction de principes très différents. Toutefois, toute tentative à laquelle nous nous livrerions pour faire pénétrer ces principes dans la justice pénale occidentale semblerait viciée par un problème évident : le Tibet bouddhiste n’était pas une société laïque. Son système juridique n’était pas autonome, parce que son cadre général de "cosmologie juridique" était dérivé de la conception tibétaine du monde, elle-même ancrée sur une base culturelle bouddhiste. Pour un Tibétain, en conséquence, il n’y avait pas de distinction claire entre la religion et l’État (French : 346, 100). Un tel système juridique serait difficile à harmoniser avec nos propres systèmes juridiques occidentaux qui ont évolué pour s’adapter à des sociétés séculières et pluralistes. En Occident, il est fondamental de distinguer l’autorité civile de l’autorité religieuse.

Mais est-ce vraiment fondamental ? Notre système judiciaire est-il une alternative laïque et marquée de l’esprit des Lumières à une telle cosmologie juridique d’origine religieuse, ou est-il simplement inconscient de ses propres fondements et de ses présupposés religieux ? Que le système juridique du Tibet soit dérivé de la conception du monde de ce pays n’a rien d’unique : c’est vrai de n’importe quel système juridique. Le nôtre également repose sur une conception du monde que nous considérons comme acquise, de façon assez proche de celle dont les Tibétains considéraient la cosmologie bouddhiste comme acquise. Je conclus en suggérant que, pour nous, le rôle du Bouddha a été assumé, en grande partie, par l’État. Ce qui implique une compréhension assez différente des manques de nos propres systèmes de justice pénale.


Une généalogie de la Justice

Notre compréhension de la justice, comme toute compréhension de la justice, est une construction d’ordre historique. Aussi est-il important, si nous voulons reconstruire la justice, de comprendre comment nous sommes arrivés là où nous en sommes. Mais il n’y a pas de regard innocent. C’est notre intérêt pour une justice de réparation qui nous permet de regarder l’histoire de la jurisprudence d’une façon nouvelle.

Dans le droit anglo-saxon et allemand pré-moderne, la notion de tort causé à une personne ou à sa famille était essentielle, celle d’une atteinte portée au bien commun était secondaire. Notre distinction entre le droit civil et le droit pénal existait à peine, même pour les infractions les plus graves. A mesure que les monarchies gagnaient en puissance, elles ne permirent plus les arrangements privés pour les crimes, considérés désormais comme des atteintes à l’ordre public, parce que l’on considérait qu’ils sapaient l’autorité de la couronne.

Cette évolution en rencontra une autre dans le domaine religieux. Au début, la pratique chrétienne avait donné la prééminence au pardon des offenses. Comme le bouddhisme, elle était centrée sur la réconciliation et le salut spirituel. Toutefois, à partir du Xe siècle, la théologie et la Common Law commencèrent à redéfinir l’infraction comme une atteinte à l’ordre métaphysique causant un déséquilibre moral qui devait être réparé. Le crime devint un péché contre Dieu, et il en allait désormais de la responsabilité de l’Eglise de mettre fin à de telles transgressions (Zehr : 116).

Ces évolutions se rencontrèrent aux XVe et XVIe siècles quand la Réforme déclencha une crise sociale qui culmina avec la naissance de l’État-nation tel que nous le connaissons actuellement. Le schisme religieux accrut l’influence des gouvernants civils et l’équilibre des pouvoirs entre l’Eglise et l’État se renversa au profit de ce dernier. Ce qui permit à certains gouvernants de s’approprier le charisme spirituel dont s’était revêtu jusqu’alors l’Eglise. Leur pouvoir put devenir absolu parce qu’ils comblaient le déficit d’autorité spirituelle nouvellement apparu en devenant, de fait, des "dieux laïques" qui n’avaient de comptes à rendre qu’à Dieu lui-même. Grâce à des réformateurs comme Luther et Calvin, qui avaient émis le postulat d’un abîme entre l’humanité corrompue et la perfection de Dieu, la divinité était désormais trop éloignée pour contrôler leur pouvoir. Luther et Calvin donnèrent leur caution au caractère punitif de l’État qui prit la succession de Dieu dans la distribution des sanctions. Le renversement final des gouvernants absolus libéra les institutions étatiques de toute responsabilité à l’égard d’une instance extérieure, dès lors que désormais elles "incarnaient le peuple".

Ceci nous donne une perspective différente sur le nouveau rôle de l’État comme victime légale de toutes les infractions, avec son monopole de la justice. Au lieu de voir l’État-nation comme une institution uniquement séculière, nous devrions comprendre que notre allégeance historiquement conditionnée à ce dernier est due au fait qu’il a repris à son profit une partie de l’autorité d’un christianisme en plein schisme, de ce fait quelque peu discrédité. Toutefois l’objectivité et l’impartialité de la justice étatique conduisirent à une insistance sur le droit formel et le procès régulier, avec peu de considération pour les effets de ces procès sur les participants (Wright : 112). Un tel "droit peut être considéré comme inversement proportionnel à la confiance personnelle. En ce qui concerne la confiance, la bureaucratie peut être considérée comme l’antithèse de la société civile." (Cordella : 35).

Les anabaptistes comprirent qu’un tel État est par nature coercitif et refusèrent de s’engager dans ses affaires publiques ; l’autorité étatique était l’antithèse de leur propre vision mutualiste de la société civile. En bref, ils avaient perçu le problème de base que nous sommes seulement en train de commencer à comprendre : si l’État-nation est un dieu, c’est un faux dieu - une idole.

Quel est le rapport entre tout ceci et la justice de réparation ? Le problème essentiel est le contexte social de la justice. Dans un très beau passage, Zehr aborde la relation entre la justice biblique et l’amour :

"Nous avons tendance à croire que l’amour et la compassion sont différents de la justice voire même lui sont opposés. Un juge prononce une sentence. Puis, comme un acte de compassion, il peut modérer la peine. La justice biblique, au contraire, prend naissance dans l’amour. Une telle justice est en fait un acte d’amour qui cherche à remettre les choses à leur bonne place. L’amour et la justice ne sont pas des opposés, ils ne sont pas plus en conflit. Au contraire, l’amour procure une justice qui cherche d’abord à remettre les choses à leur bonne place." (139)

J’espère avoir montré que cela est également vrai pour le bouddhisme : la justice bouddhiste prend naissance dans la compassion pour toute personne concernée lorsque quelqu’un cause un dommage à autrui.

En bonne logique, l’opposé de l’amour est la haine. Mais Jung et d’autres ont mis en évidence que, psychologiquement, l’opposé de l’amour est la peur. Ce n’est pas par hasard que la théorie du contrat social de Hobbes fait de la peur l’origine de l’État parce que l’autorité absolue de l’État est la seule chose qui puisse protéger mon intérêt personnel contre le vôtre. Que ce soit vrai ou non, c’est devenu notre mythe : nous légitimons la justice étatique dans la mesure où nous acceptons qu’elle est nécessaire pour nous protéger les uns des autres.

Ceci implique un conflit aigu entre la justice biblique/bouddhiste et la justice étatique. La compréhension ordinaire de la distinction entre justice et miséricorde les sépare. La compréhension biblique de Zehr, comme ma compréhension bouddhiste, conçoivent la justice comme naissant de la miséricorde. Mais notre mythe relatif au contrat social implique que la justice étatique naisse de la peur. Si la peur est véritablement l’opposé de l’amour, nous nous trouvons confrontés à deux paradigmes contradictoires quant aux origines et au rôle de la justice. Le problème devient donc de savoir dans quel type de société nous voulons vivre.


© David Loy, 2000. Reproduction interdite. [Télécharger et imprimer le texte complet au format pdf]


Notes

1. Deirdre Golash, "Punishment", 11-12. Cet article provocateur présente les trois principales justifications du châtiment, soutient que chacune est défectueuse et conclut que nous devrions supprimer nos institutions punitives. [Retour].

2. Il existe de nombreux et excellents ouvrages en anglais qui fournissent une introduction aux enseignements bouddhistes. Pour le bouddhisme ancien, voir Rahula : 1959 ; pour le bouddhisme mahâyâna, voir Williams : 1989. [Retour].

3. Majjhima nikaya II, 98ff, in The Middle Length Discourses of the Buddha, pp. 710-717. [Retour].

4. Digha nikaya III, 65 ff, in The Long Discourses of the Buddha, pp. 395-405. [Retour].

5. Cette partie emprunte beaucoup à l’ouvrage de Ratnapala, Crime and Punishment in the Buddhist Tradition. [Retour].

6. Anguttara nikaya III, p. 59. [Retour].

7. Cette partie doit énormément à l’ouvrage de French, The Golden Yoke. [Retour].
 
 

Bibliographie

Camilleri, Joseph, "Human Rights, Cultural Diversity and Conflict Resolution", Pacifica Review, Vol. 6, n° 2 (1994).

Chakravarti, Uma, The Social Dimensions of Early Buddhism (Delhi: Oxford University Press, 1987).

Cordella, J. Peter, "Reconciliation and the Mutualist Model of Community", in Harold Pepinsky and Richard Quinney, Criminology as Peacemaking (Bloomington: Indiana University Press, 1991).

French, Rebecca Redwood, The Golden Yoke: The Legal Cosmology of Buddhist Tibet (Ithaca, NY: Cornell University Press, 1995).

Golash, Deirdre, "Punishment: an institution in search of a moral grounding", in Christine Sistare, ed., Punishment: Social Control and Coercion (Center for Semiotic Research, 1994), pp. 11-28. Gombrich, Richard, Theravada Buddhism (London: Routledge, 1988).

Liechty, Daniel, Abstracts of the Complete Writings of Ernest Becker (unpublished, distributed privately).

The Long Discourses of the Buddha: A Translation of the Digha Nikaya, trans. Maurice Walshe (Boston: Wisdom Publications, 1995).

The Middle Length Discourses of the Buddha, trans. Nanamoli and Bhikkhu Bodhi (Boston: Wisdom, 1995).

Pepinsky, Harold, "Peacemaking in Criminology and Criminal Justice", in Harold Pepinsky and Richard Quinney, Criminology as Peacemaking (Bloomington: Indiana University Press, 1991).

Rahula, Walpola, What the Buddha Taught (New York: Grove Press, 1959).

Ratnapala, Nandasena, Crime and Punishment in the Buddhist Tradition (New Delhi: Mittal Publications, 1993).

Van Ness, Daniel, and Karen H. Strong, Restoring Justice (Cincinnati: Anderson Publishing Company, 1997).

Williams, Paul, Mahayana Buddhism (London: Routledge, 1989).

Wright, Martin, Justice for Victims and Offenders (Milton Keynes, Open University Press, 1991).

Zehr, Howard, Changing Lenses: A New Focus for Crime and Justice (Scottsdale, Penn: Herald Press, 1990, 1996).


A lire sur le Site :

Healing Justice, la version originale anglaise de l'article
D'autres textes de David Loy, tout aussi passionnants
Liberté derrière les barreaux, un témoignage de Fleet Maull (Maull est un ancien disciple de Chogyam Trungpa Rinpoché qui a passé 14 ans en prison et où il a créé le Prison Dharma Network)
Méditer en prison, les digressions d'avril 2003 sur des initiatives bouddhistes aux États-Unis


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