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Réveille-toi ! Le gnosticisme et le bouddhisme dans Matrix

Frances Flannery-Dailey et Rachel Wagner


RMatrixésumé : Sorti en 1999, le film Matrix, le succès des frères Wachowski, puise dans diverses traditions religieuses pour asseoir sa vision complexe du monde. Deux des plus importantes de ces traditions sont le gnosticisme chrétien et le bouddhisme, qui, tout comme le film, expriment le problème fondamental de l’humanité et sa résolution en termes d’ignorance et d'éveil. Par ignorance, les êtres humains croient réel le monde "matériel". Pourtant, ils peuvent "s’éveiller" de ce rêve par l'entremise d’un guide qui leur enseigne leur vraie nature. Cet article explore les allusions au gnosticisme et au bouddhisme omniprésentes dans le film, ouvrant la question de son message général et de sa conception ultime du réel.

Frances Flannery-Dailey est professeur associé en sciences religieuses au Hendrix College (Arkansas). Spécialiste des études bibliques et juives, elle est l'auteur de Dreamers, Scribes and Priests: Jewish Dreams in the Hellenistic and Roman Eras, Brill, 2004. Rachel Wagner est professeur associé, chargé du cours Religion et Culture au Oregon State University. Ses recherches portent sur le religieux dans le cinéma, internet et les nouveaux médias.

Un article paru dans le Journal of Religion and Film, Vol. 5, n° 2, October 2001, sous le titre "Wake up! Gnosticism and Buddhism in The Matrix".

Traduit et reproduit avec l'aimable autorisation de Frances Flannery-Dailey, de Rachel Wagner, de Paul A. Williams (Journal of Religion and Film) et de Peter Ohlin (Oxford University Press). Traduction française Catherine Barranco, Hervé Mesure et Éric Rommeluère. Reproduction interdite.

Lire la version originale de l'article, Wake up! Gnosticism and Buddhism in The Matrix (anglais des États-Unis).

Télécharger et imprimer le texte complet au format pdf.




Dans Matrix, Matrixun film des frères Wachowski sorti en 1999, un pirate informatique vêtu de noir, du nom de Neo, s’endort devant son ordinateur. Un mystérieux message s’affiche sur l’écran : "Réveille-toi, Neo" [1]. Le thème général du film est contenu dans cette courte phrase. Neo s'y débat en effet avec la question de son emprisonnement dans un monde "matériel", en réalité un programme de simulation par ordinateur créé dans un futur lointain par l'Intelligence Artificielle pour rendre esclave l’humanité. Celle-ci entretient l’ignorance sous la forme d’une perception illusoire connue sous le nom de "la Matrice". Le film forge sa conception ultime du réel notamment par des allusions aux nombreuses traditions religieuses qui avancent l’idée que l'ignorance est le problème fondamental rencontré par l’humanité et que la connaissance ou l’éveil en sont la résolution. Le film emprunte largement au gnosticisme chrétien et au bouddhisme [2]. Bien que ces deux traditions diffèrent considérablement, elles s’accordent à dire que l’ignorance peut-être résolue par un changement de perspective personnelle sur le monde matériel [3]. Le gnosticisme chrétien et le bouddhisme se représentent également une sorte de guide qui vient au secours de ceux qui sont encore prisonniers du monde limité de l'illusion, un rédempteur gnostique ou un bodhisattva, qui s'engage volontairement en ce monde pour partager un savoir libérateur, afin de faciliter la délivrance de tous ceux qui sont à même d'entendre. Dans le film, cette figure est représentée par Neo, dont le nom est aussi l’anagramme de "the One" ("L'Elu").

Bien que, comme "mythe moderne" [4], le film s’appuie résolument sur de nombreuses traditions [5], nous soutenons qu'un examen du gnosticisme chrétien et du bouddhisme est à même d'éclairer la perspective générale de Matrix, à savoir que le problème d'être endormi ignorant dans un monde illusoire est résolu par un réveil à la connaissance ou à l’éveil. En puisant d'une façon syncrétique dans ces deux anciennes traditions et en les fondant dans une vision technologique du futur, le film construit un nouvel enseignement qui interpelle son public à questionner le "Réel".


Références chrétiennes dans Matrix

La plupart des spectateurs de Matrix auront probablement facilement reconnu la présence de références chrétiennes, comme le nom de Trinity [6] ou la mort de Neo, sa résurrection et son ascension christiques à la fin du film. En fait, les allusions chrétiennes et bibliques abondent, notamment dans le choix des noms [7] : Apoc (comme Apocalypse) ; le nom de Neo, Mr. Ander-son (du grec andros, "homme", ce qui fait un "Fils (son) de l’Homme") ; le vaisseau nommé Nabuchodonosor (du nom du roi de Babylone qui, dans le Livre de Daniel, a des rêves troublants qui sont à déchiffrer) [8] ; et la dernière ville humaine porte le nom de Sion, synonyme dans le judaïsme et le christianisme de (la) Jérusalem (céleste) [9]. Neo est ouvertement une figure christique : Il est "l’élu" qui a reçu la prédiction qu'il retournera à la Matrice, celui qui détient le pouvoir de changer la Matrice de l’intérieur (c'est-à-dire d'accomplir des miracles), celui qui combat les représentants du Mal, celui qui est tué mais qui revient à la vie.

Cette représentation christique de Neo est renforcée de multiples manières. Dans les premières minutes du film, un autre pirate informatique dit à Neo : "Tu es mon sauveur, mec, mon Jésus-Christ à moi" [10]. Cette identification est également suggérée par l’équipage du Nabuchodonosor, qui se demande nerveusement s’il est bien l’élu qui a été prophétisé, et qui jure sans arrêt en présence de Neo par des "Jésus" ou des "Jésus-Christ" [11]. Un autre exemple encore : Neo entre dans le Nabuchodonosor pour la première fois et la caméra filme l’intérieur du vaisseau qui s'arrête sur la plaque d'identification : "Mark III n° 11". Ce qui semble être une autre référence messianique, puisque il est écrit dans l’Evangile selon Saint Marc 3:11 : "Tous les esprits impurs qui le voient tombent devant lui et s’écrient "Tu es le Fils de Dieu!""


Le gnosticisme dans Matrix

Bien que la présence dans le film de références chrétiennes particulières soit indéniable, la théorie générale du christianisme qui y est présentée n'a rien de traditionnelle ni d'orthodoxe. En fait, les références chrétiennes du film prennent tout leur sens lorsqu’elles sont examinées dans la perspective du christianisme gnostique [12]. Le gnosticisme est un système religieux qui a prospéré pendant plusieurs siècles au début de l'ère chrétienne, et qui, dans de nombreuses régions de l’ancien monde méditerranéen, concurrençait fortement le christianisme "orthodoxe", alors que, dans d’autres parties du monde, il représentait la seule interprétation connue du christianisme [13]. Les gnostiques avaient leurs propres écritures, qui nous sont accessibles par la bibliothèque de Nag Hammadi, et qui permettent de donner un aperçu général des croyances gnostiques [14]. Bien que le christianisme gnostique soit multiple, le gnosticisme dans son ensemble semble avoir accepté une même cosmogonie orientée qui explique la véritable nature de l’univers et la place de l’humanité en son sein [15]. Un bref rappel du mythe mettra en lumière de nombreux points communs avec Matrix.

Dans le mythe gnostique, le dieu suprême est absolument parfait et de la sorte éloigné et mystérieux, "ineffable", "innommable", "lumière incommensurable pure, sainte et immaculée" (Le livre secret de Jean). Indépendamment de ce dieu, d’autres êtres d'une divinité moindre demeurent dans le plérome (une sorte de paradis, une partie de l’univers qui n'est en rien la Terre), qui possèdent un sexe métaphorique mâle ou femelle [16]. Un couple formé par ces êtres est capable d’engendrer une progéniture, qui est, elle-même, une émanation divine, parfaite à sa manière [17]. Un trouble apparut lorsqu'un éon, un être femelle dénommé Sophia ("la sagesse" en grec), décida d'"engendrer un être à son image, sans le consentement de l’Esprit", c’est-à-dire d'enfanter sans l'aide de son compagnon (Le livre secret de Jean). L'ancienne conception considérait que, dans la reproduction, la femelle donnait la matière et le mâle, la forme. Ainsi l'acte de Sophia produisit une progéniture imparfaite et même malformée, qu’elle perdit loin des autres êtres divins du plérome, dans une région séparée du cosmos. Cette divinité ignorante et malformée, parfois dénommée Yaldabaôth, se prit elle-même d'une manière erronée pour le seul dieu.

Les gnostiques voient dans Yaldabaôth le Dieu créateur de l’Ancien Testament, qui décida lui-même de créer les archontes (les anges), le monde matériel (la terre) et les êtres humains. Bien que les traditions varient, Yaldabaôth insuffla en l’être humain l’étincelle divine ou l’esprit de sa mère Sophia qu'il possédait en lui (particulièrement dans Le livre secret de Jean, réminiscences de Genèse 2-3). Tout le dilemme de l'homme est là. Nous sommes des perles dans la boue, un esprit divin (bon) enfermé dans un corps de matière (mauvais) et dans un monde de matière (mauvais). Le ciel est notre véritable maison, mais nous sommes en exil du plérome.

Par bonheur pour les gnostiques, le salut reste possible sous la forme de la gnose, une connaissance transmise par un rédempteur gnostique. Il s'agit du Christ, une figure envoyée par le plus grand Dieu pour libérer l’humanité du Dieu créateur Yaldabaôth. La gnose comprend la compréhension de notre vraie nature et de notre origine, la réalité métaphysique qui nous était jusqu'alors inconnue pour aboutir à la délivrance du gnostique (au moment de la mort) de la prison matérielle asservissante du monde et du corps, vers les sphères supérieures de l’esprit. Dans cette ascension cependant, le gnostique devra toutefois approcher les archontes, jaloux de leur luminosité, de leur esprit et leur intelligence qui tenteront d'empêcher le voyage du gnostique vers les sphères supérieures.

Le mythe fondamental du gnosticisme rejoint de manière significative l’intrigue de Matrix, tant du point de vue du problème que les hommes rencontrent que de sa résolution. Tout comme Sophia, nous avons conçu une progéniture par orgueil, comme Morpheus l’explique : "Au 21e siècle, l’humanité était unie dans les louanges. Nous nous émerveillions de notre grandeur lorsque nous avons donné naissance à l'Intelligence Artificielle." [18]. Pourtant notre progéniture, tout comme Yaldabaôth, est malformée (la matière sans l’esprit ?). Morpheus décrit l’Intelligence Artificielle comme une "conscience singulière qui engendra une race entière de machines", un parallèle évident avec le Dieu créateur des archontes (anges) et du monde matériel illusoire des gnostiques. L’Intelligence Artificielle crée la Matrice, une simulation par ordinateur qui est "une prison pour ton esprit". De cette manière Yaldabaôth/l'Intelligence Artificielle piège l’humanité dans une prison matérielle qui n'est en rien la réalité ultime, comme Morpheus l’explique à Neo : "Tant que la Matrice existera, l'espèce humaine ne sera jamais libre."

Le film fait également écho au langage métaphorique utilisé par les gnostiques. Les textes de Nag Hammadi décrivent le problème fondamental de l'homme en termes métaphoriques d’aveuglement, de sommeil, d’ignorance, de rêves et de ténèbres/nuit, alors que la solution est énoncée en termes de vision, d'éveil, de connaissance (gnose), de sortie des rêves et de lumière/jour [19].

De la même manière, dans le film, Morpheus, dont le nom reprend celui du dieu grec du sommeil et des rêves, révèle à Neo que la Matrice est "un monde imaginaire créé par ordinateur". Lorsque Neo est débranché et réveillé pour la première fois dans le Nabuchodonosor, dans un espace blanc fortement éclairé (un code cinématographique pour le paradis), ses yeux lui font mal car, comme Morpheus l'explique, il ne les a jamais utilisés. Tout ce que Neo a "vu" jusqu’à lors, il le voyait en imagination, comme dans un rêve, une simulation créée par logiciel. Comme un ancien gnostique, Morpheus explique que les coups qu’il assène à Neo pendant le programme d’entraînement aux arts martiaux n’a rien à voir avec son corps, sa vitesse ou sa force, qui sont illusoires. Mais ils dépendent seulement de son esprit qui, lui, est réel.

Les parallèles entre Neo et le Christ esquissés précédemment sont encore plus lumineux dans un cadre gnostique, car Neo est bien "sauvé" par la gnose, la connaissance secrète, qu’il transmet aux autres. Neo apprend ce qu'est la véritable structure du réel ainsi que sa véritable identité, lui permettant de rompre les règles du monde matériel qu’il perçoit maintenant comme une illusion. Il apprend que "l’esprit la rend réelle (la Matrice ou le monde matériel)", mais elle n'est pas la réalité ultime. Dans la scène finale du film, c’est cette gnose que Neo transmet aux autres afin de les libérer de la prison de leur esprit, la Matrice. Il agit comme un rédempteur gnostique, une figure provenant d’un autre monde qui entre dans le monde matériel afin de transmettre la connaissance salvatrice sur la véritable identité de l’humanité et la véritable structure de la réalité. Par là sera libéré quiconque pourra entendre le message.

En fait, le nom de Neo n’est pas simplement M. Anderson / le Fils de l’Homme, c’est Thomas Anderson, qui renvoie au plus célèbre évangile gnostique, l’Evangile selon Thomas. Avant qu'il apparaisse comme Neo (celui qui va initier quelque chose de "Nouveau", puisqu’il est effectivement "l'Elu"), il doute comme Thomas, qui ne croit pas à son rôle de rédempteur [20]. En fait, Thomas signifie "le Jumeau", et selon une ancienne tradition chrétienne, il est le frère jumeau de Jésus. Dans un sens, le rôle joué par Keanu Reeves contient un personnage double, puisqu’il est construit à la fois comme un Thomas qui doute et comme une figure du Christ gnostique [21].

Neo ne se contente pas d’apprendre et de transmettre le savoir secret qui sauve, dans la pure tradition gnostique, mais son apprentissage évoque également quelques éléments du gnosticisme. Imprégné d'images orientalisantes, le programme d’entraînement enseigne à Neo la notion de "tranquillité", comment libérer l’esprit et surmonter la peur, rendu cinématographiquement par le "bullet time" (un effet visuel qui permet de voir le mouvement des balles et qui est obtenu par des montages numériques de plans fixes et de plans au ralenti tournés avec plusieurs caméras) [22]. De manière assez intéressante, cette notion de "tranquillité" est également présente dans le gnosticisme : les éons les plus élevés sont assimilés à la "tranquillité" et au "repos". Elle ne peut être appréhendée que d'une manière méditative et centrée, comme on peut le constater dans ces instructions à un certain Allogène :

Et bien qu’il soit impossible pour toi d'être là, ne crains rien ; mais si tu souhaites être là, rappelle l’Existence et tu la trouveras là au repos à l'image de l’Un qui est véritablement au repos. Et quand tu seras parfait à cette place, reste dans la tranquillité. (Révélations reçues par l'Allogène).

Puis le gnostique révèle : "J’avais en moi la tranquillité du silence, et j’entendis la bénédiction par laquelle je connus mon propre moi." (Révélations reçues par l'Allogène) [23]. Quand Neo réalise toute l'étendue de sa "gnose salvatrice", que la Matrice est seulement un monde illusoire, un Keanu Reeves méditatif contemple silencieusement et calmement les balles qu’il a arrêtées en pleine course, filmées au "bullet time".

UnMatrix autre parallèle avec le gnosticisme apparaît dans la description des agents tels que l’Agent Smith, et leur confrontation avec les équivalents des gnostiques – à savoir Neo et tous ceux qui essayent de quitter la Matrice. L’Intelligence Artificielle a créé ces programmes artificiels pour qu’ils soient des "gardiens – ils gardent toutes les portes, ils détiennent toutes les clés". Ces agents sont comme les archontes jaloux créés par Yaldabaôth. Ils empêchent l’ascension du gnostique alors que celui-ci essaye de quitter la réalité matérielle et qu'ils gardent les portes des échelons successifs des cieux (voir l'Apocalypse de Paul) [24].

Toutefois, comme le prédit Morpheus, Neo est finalement capable de vaincre les agents car, tandis que ceux-ci doivent suivre strictement les règles de la Matrice, son esprit humain lui permet de faire plier ou de briser ces règles [25]. Dans le film, cependant, l’esprit ne se confond pas simplement avec l’intelligence rationnelle, sinon l’Intelligence Artificielle gagnerait à coup sûr. La notion d'"esprit" dans le film fait plutôt référence à une capacité strictement humaine d’imagination, d’intuition ou, comme on dit d'avoir l'esprit créatif (to think outside the box). Le film comme les gnostiques affirment que "l’étincelle divine" en l'homme permet une perception de la gnose plus profonde que ne peut le réaliser le premier archonte / l’agent de Yaldabaôth :

Et le pouvoir de la mère [Sophia, dans notre correspondance, l’humanité] sortit de Yaldabaôth [l’Intelligence Artificielle] dans un corps naturel qu’ils avaient formé [les humains élevés en captivité par l'Intelligence Artificielle]. Et, à ce moment-là, les autres puissants [les archontes / les agents] devinrent jaloux, parce qu’il était devenu un être humain à travers eux, et qu’ils avaient donné leurs pouvoirs à l’homme, et son intelligence ["l’esprit"] était plus grande que l’intelligence de ceux qui l’avaient conçu, et plus grande que celle du premier archonte [l’Agent Smith ?]. Et quand ils reconnurent qu’il était lumineux, et qu’il pouvait penser mieux qu’eux, ils le prirent et le jetèrent dans la plus basse région de toute la matière [rendue par la Matrice]. (Le Livre secret de Jean, 19-20).

Il est frappant que Neo triomphe de l’Agent Smith dans la scène finale du film, en réalisant précisément et complètement l’illusion de la Matrice, ce que l’agent ne pouvait apparemment pas faire, parce que l'un est capable de briser les règles et non l’autre. La défaite finale de Smith nécessite que Neo pénètre le corps de Smith et qu'il le mette en pièces par une pure luminosité, ce qui est rendu par des effets spéciaux de lumière faisant voler en éclats Smith de l’intérieur.

Le système développé dans Matrix établit donc un parallèle avec le gnosticisme chrétien sous de nombreux aspects, particulièrement dans la description du problème fondamental de l’humanité, vivre dans un monde illusoire à l'apparence réelle, et de sa résolution par le réveil de l'illusion. Les figures mythiques centrales de Sophia, de Yaldabaôth, des archontes et du Christ gnostique rédempteur trouvent également leur parallèle dans les principales représentations du film et opèrent de manière similaire. Les langages du gnosticisme et du film sont également identiques : le rêve à l'encontre de l’éveil, l’aveuglement à l'encontre de la vue [26], la lumière à l'encontre des ténèbres [27].

Toutefois, comme le gnosticisme suppose un domaine totalement invisible d'êtres divins, où se trouve Dieu dans le film ? En d’autres termes, lorsque Neo devient de la lumière pure, est-ce la marque d'une divinité, ou celle d'un potentiel humain ? La question devient encore plus pertinente lorsqu'on identifie l’humanité avec Sophia – un être divin dans le gnosticisme. A un certain niveau, il semble qu'aucun dieu n'apparaisse dans le film. Bien qu’il y ait des motifs apocalyptiques, Conrad Ostwalt a justement noté que, contrairement à l’apocalypse chrétienne traditionnelle, dans Matrix la catastrophe tout comme sa résolution relèvent d'une oeuvre humaine – c’est-à-dire que le divin n’y apparaît pas [28]. Toutefois, à un autre niveau, le film ouvre la possibilité d’un Dieu à travers la figure de l’Oracle, qui vit dans la Matrice et qui, cependant, possède des informations sur le futur, auxquelles mêmes ceux qui sont libérés de la Matrice n’ont pas accès. Cette possibilité est encore plus forte dans le scénario original, dans lequel l’appartement de l’Oracle est le Saint des Saints niché dans le "Temple de Sion" [29]. La divinité peut également jouer un rôle dans l’incarnation précédente de Neo et son retour en tant qu’Elu. Si, cependant, il existe une divinité implicite dans le film [30], celle-ci reste transcendante, comme la divinité de l’ineffable, de l’invisible Dieu du gnosticisme, à l'exception d'une immanence sous la forme de l'étincelle divine à l'oeuvre dans l'être humain [31].


Le bouddhisme dans Matrix

Lorsqu'un fan demanda aux frères Wachowski si des concepts bouddhistes avaient influencé la réalisation du film, ils répondirent par un "oui" franc et massif [32]. Des concepts bouddhistes imprègnent en effet le film qui paraissent bien proches de puissantes images chrétiennes équivalentes. Presque immédiatement après que Neo fut identifié comme "mon Jésus-Christ à moi", cette désignation prend une tournure nettement bouddhique. Le même pirate informatique dit : "Cela ne s'est jamais passé. Tu n'existes pas". Depuis les coques en forme de stûpa [33] où sont enfermés les êtres humains dans de sinistres champs mécaniques jusqu'au désir égoïste de Cypher d'éprouver les sensations et les plaisirs de la Matrice, les enseignements bouddhistes alimentent aussi bien l'intrigue que le langage du film [34].

La question du samsâra. Le titre même du film évoque la conception bouddhiste du monde. Morpheus décrit la Matrice comme une "prison pour ton esprit". Il s'agit d'une "construction" dépendante faite de l'interconnexion des projections numériques de milliards d'êtres humains inconscients de la nature illusoire de la réalité dans laquelle ils vivent et qui sont, en outre, complètement dépendants du matériel informatique rivé à leur corps et des programmes perfectionnés conçus par l'Intelligence Artificielle. Cette "construction" rappelle le concept bouddhiste de samsâra selon lequel le monde où nous vivons notre vie ordinaire est seulement construit par nos projections sensorielles comme expression de nos propres désirs. Lorsque Morpheus emmène Neo dans la "construction" pour lui expliquer la Matrice, Neo apprend que la manière dont il se perçoit lui-même au sein de la "Matrice" n'est rien d'autre "que la projection mentale de ton identité numérique". Le monde "réel", que nous associons à ce que nous ressentons, sentons, goûtons, et voyons "[n']est simplement [que] des signaux électriques interprétés par ton cerveau". Le monde, explique Morpheus, existe : "Seulement actuellement en tant qu'aspect d'une simulation neuronale interactive que nous appelons la Matrice". En termes bouddhistes, on pourrait dire que "c'est parce qu'il est vide d'un moi ou d'un mien qu'il est dit "le monde est vide". Et qu'est ce qui est vide d'un moi ou d'un mien ? L'oeil, les formes matérielles, la conscience visuelle, la perception oculaire, tout cela est vide d'un moi ou d'un mien." [35]. Le bouddhisme et Matrix partagent la conviction que la réalité fondée sur l'expérience sensible, l'ignorance, et les désirs enferment les êtres humains dans l'illusion jusqu'à ce qu'ils soient capables de reconnaître la nature trompeuse de la réalité et d'abandonner leur sens erroné de l'identité.

S'inspirant de la doctrine de la coproduction conditionnée, le film présente la réalité de la Matrice comme une agrégation des illusions de tous les hommes pris dans ses rets. De la même manière, le bouddhisme enseigne que la souffrance des êtres humains dépend d'un enchaînement d'ignorance et de désir qui enferme les humains dans le cercle ininterrompu de la naissance, de la mort et de la renaissance. Cet enseignement est formulé de façon lapidaire dans le Samyyutta-nikaya :

Quand ceci est, cela est ;
Ceci apparaissant, cela apparaît.
Quand ceci n'est pas, cela n'est pas ;
Ceci cessant, cela cesse.
[36]

Le principe de coproduction conditionnée est illustré dans le contexte du film par l'illusion de la Matrice. La persistance de l'illusion repose sur la croyance de ceux qui, pris dans la Matrice, la prennent pour la réalité. Le programme informatique de l'Intelligence Artificielle n'est pas, en lui-même et de lui-même, une illusion. Ce n'est que lorsque les humains interagissent avec ses programmes qu'ils sont pris dans une illusion collective, la Matrice, le samsâra, qui se renforce elle-même grâce aux interactions des êtres humains qui y sont impliqués. Ainsi la réalité de la Matrice n'existe que lorsque les véritables esprits humains expérimentent subjectivement ses programmes [37].

Le problème peut être posé en termes bouddhistes. Les hommes sont pris au piège dans le cycle des illusions, et l'ignorance de ce cycle les y maintient enfermés, totalement dépendants de leurs propres interactions avec le programme, des illusions que les expériences sensorielles fournissent et des projections sensorielles des autres. Ces projections sont renforcées par le formidable désir des hommes de croire que ce qu'ils perçoivent comme réel est bien réel. Ce désir est si fort que Cypher y succombe. Ne pouvant plus supporter le "désert du réel", il demande à réintégrer la Matrice. Assis en compagnie de l'Agent Smith dans un restaurant haut de gamme, fumant un cigare accompagné d'un grand verre de whisky, Cypher explique ses raisons :

Bien sûr, je sais que ce steak n'existe pas. Je sais que lorsque je le porte à ma bouche, la Matrice dit à mon cerveau qu'il est juteux et délicieux. Mais au terme de neuf années, savez-vous ce que j'ai compris ? L'ignorance est le bonheur.

Cypher sait que la Matrice n'est pas réelle et que tous les plaisirs qu'il éprouve ne sont que des illusions. Pourtant, "l'ignorance" du samsâra lui paraît préférable à l'éveil. Niant la réalité qu'il sait en dehors de la Matrice, il utilise une formule à la négation redoublée : " Je ne veux pas me souvenir de rien. De rien. Je veux être riche. Quelqu'un d'important. Comme un acteur." Non seulement Cypher ne veut pas oublier le "rien" de la véritable réalité, mais il souhaite être aussi un "acteur" afin d'ajouter un autre niveau d'illusion à l'illusion de la Matrice dans laquelle il choisit de retourner [39]. L'attraction du samsâra est si puissante que ce n'est pas seulement Cypher qui cède à ses désirs mais également Mouse dont on peut dire qu'il a été terrassé par les appâts du samsâra. Sa mort est en effet en partie due à ses fantasmes sexuels sur la Dame en rouge qui le faisait rêver alors qu'il était censé rester en alerte.

Tandis que Cypher et Mouse représentent ceux qui s'abandonnent au samsâra, le reste de l'équipage incarne la modération et le calme prêchés par le Bouddha. La scène passe soudain du restaurant à la table du Nabuchodonosor où, au lieu de se voir offrir un whisky, un cigare et un steak, Neo reçoit un "bol de morve" qui sera son repas habituel à partir de là. Par opposition avec les plaisirs qui, pour Cypher, ne peuvent être réalisés que dans la Matrice, Neo et l'équipage doivent se contenter de "protéines unicellulaires associées à des acides aminés de synthèse, des vitamines et des minéraux" qui, selon Dozen, est "tout ce que le corps a besoin". Habillés de vêtements usagés, ne prenant qu'un gruau, dormant dans de simples cellules, l'équipage représente l'exercice de la Voie du Milieu enseignée par le Bouddha, ne versant ni dans l'ascétisme absolu ni dans la complaisance susceptible de les détourner de leur tâche [40].

La solution de la connaissance-éveil. Cette dualité entre la Matrice et, au-delà d'elle, la réalité institue l'objectif fondamental des rebelles : libérer tous les esprits de la Matrice et permettre aux êtres humains de vivre, au-delà, dans le monde réel. Sur ce point, les réalisateurs s'inspirent des concepts bouddhistes Theravâda et Mahâyâna [41]. S'inspirant de l'idéal theravâda de l'arhat, le film laisse entendre que l'éveil est réalisé par un effort personnel [42]. Morpheus, le principal mentor de Neo, lui affirme clairement qu'il ne peut en rien l'éveiller. Comme il l'explique : "Nul ne peut entendre de quelqu'un ce qu'est la Matrice. Tu dois la voir par toi-même." Morpheus explique à Neo que seul lui peut réaliser l'ultime bouleversement perceptif. Il lui dit : "J'essaie de libérer ton esprit, Neo. Mais je peux seulement te montrer la porte. Tu es le seul qui puisse la franchir." Pour le bouddhisme Theravâda "l'émancipation de l'homme dépend de sa propre compréhension de la Vérité et non pas de la grâce bénévolement accordée par un dieu ou une quelconque puissance extérieure en récompense d'une conduite vertueuse et obéissante." [43]. Le Dhammapada presse celui qui recherche l'éveil de "se libérer du passé, de se libérer du futur, de se libérer du présent. Traversant jusqu'à l'autre rive de l'existence, l'esprit totalement libéré, il ne connaîtra plus la naissance et la disparition." [44]. Comme le dit Morpheus à Neo "Il existe une différence entre connaître le chemin et marcher dessus." Et comme le Bouddha l'enseignait à ses disciples : "Vous seuls devez-vous efforcer. Les Eveillés ne peuvent qu'enseigner." [45]. Déjà sur le chemin de l'éveil, Morpheus n'est qu'un guide. Finalement, Neo doit découvrir la vérité par lui-même.

Mais Matrix contient également des notions que l'on trouve dans le bouddhisme Mahâyâna, notamment son attention particulière à la libération de tous les êtres sous la direction de ceux qui demeurent dans le samsâra et qui diffèrent leur propre éveil afin de secourir autrui sous la forme de bodhisattvas [46]. Les membres de l'équipage du Nabuchodonosor incarnent cette compassion. Plutôt que de rester à l'extérieur de la Matrice où ils sont en sécurité, ils choisissent d'y retourner de façon répétée comme les ambassadeurs de la connaissance dans le but de libérer les esprits et éventuellement également les corps de ceux qui sont piégés dans la toile numérique de la Matrice. Le film est une tentative de synthèse de l'idéal theravâda de l'arhat et celui mahayaniste du bodhisattva, puisqu'il présente l'équipage comme préoccupé par tous ceux qui sont encore englués dans la Matrice avec la volonté d'y retourner pour les secourir. En même temps, il affirme que la réalisation dernière est le fruit d'un cheminement personnel.

Neo en tant que Bouddha. Bien que l'équipage en son entier incarne l'idéal du bodhisattva, les réalisateurs font de Neo un personnage unique, laissant entendre que si l'équipage peut être considéré comme des arhats ou des bodhisattvas, Neo serait alors un Bouddha. L'identification de Neo au Bouddha est corroborée non seulement par l'anagramme de son nom mais aussi par le mythe qui l'enveloppe. L'Oracle a prédit le retour de celui qui aura la capacité d'opérer sur la Matrice. Comme l'explique Morpheus, le retour de cet homme "annoncera la destruction de la Matrice, la fin de la guerre, la liberté pour notre peuple. Voilà pourquoi certains d'entre nous ont passé leur vie entière à parcourir la Matrice à sa recherche". Morpheus croit que Neo est la réincarnation de cet homme qui, comme le Bouddha, sera doté de pouvoirs extraordinaires à même d'aider l'humanité à s'éveiller.

L'hypothèse d'un Neo réincarnation du Bouddha est corroborée, dans le film, par la prédominance des images de naissance qui lui sont associées. Au moins quatre réincarnations sont visibles. La première naissance a lieu dans l'avant-histoire du film, dans la vie et la mort du premier Eveillé qui pouvait contrôler la Matrice de l'intérieur. La seconde est celle de la vie de Neo lorsqu'il est Thomas Anderson. La troisième renaissance débute lorsque Neo émerge, hoquetant, de la gelée d'une étrange coque en forme de stûpa dans laquelle il avait été enfermé, qu'il est débranché et qu'il tombe d'un énorme conduit noir qui peut facilement être comparé à un vagin [47]. Il en sort chauve, nu et perdu avec des yeux dont Morpheus lui dit qu'ils "n'ont jamais été utilisés" auparavant. "Mort" au monde de la Matrice, Neo est "re-né" dans le monde qui se trouve au-delà de celle-ci. La quatrième vie de Neo débute après sa mort et sa nouvelle renaissance dans les dernières scènes du film lorsque Trinity le ressuscite d'un baiser [48]. A ce moment-là, Neo perçoit non seulement les limites de la Matrice mais aussi celles du monde du Nabuchodonosor, en ayant surmonté la mort dans ces deux domaines. Comme le Bouddha, son éveil lui confère l'omniscience. Il échappe au pouvoir de la Matrice et n'est plus assujetti à la naissance, à la mort et la renaissance dans la construction mécanique de l'Intelligence Artificielle [49].

Neo, comme le Bouddha, cherche à se libérer de la Matrice et à enseigner aux autres comment s'en libérer eux-mêmes, et n'importe quel pouvoir surhumain peut être utilisé à cet effet. Comme il est le seul être humain depuis le premier éveillé, capable de manoeuvrer à sa guise le programme informatique de l'intérieur et jusqu'à ses limites, Neo représente la réalisation de la bouddhéité, celui qui peut non seulement reconnaître "l'origine de la souffrance dans le monde des êtres vivants" mais celui qui peut également imaginer "la fin de la souffrance" en instituant "le chemin qui mène à sa fin" [51]. Sous cet angle, Neo dépasse ses compagnons bodhisattvas, il apporte l'espoir de l'éveil et de la liberté à tous les êtres humains pris dans les filets de l'ignorance.

Le problème du nirvâna. Mais que se passe-t-il lorsque la version matricielle de la réalité disparaît ? Le bouddhisme enseigne que le nirvâna est réalisé une fois le samsâra transcendé. La notion d'un soi est complètement abandonnée, de sorte que la réalité conditionnée s'évanouit, et ce qui subsiste, s'il reste quelque chose, défit les capacités du langage à le décrire. Pourtant, lors de son retour dans la Matrice, Neo conserve "l'image d'un soi résiduel" et la "projection mentale d'un soi numérique". Lors de son "éveil", il ne se retrouve pas dans un nirvâna, ou dans un non-lieu, mais dans une situation nouvelle avec un sens du soi intact, même s'il est un peu confus, qui ressemble fortement à son moi dans la Matrice. Trinity pourrait avoir raison lorsqu'elle dit que la Matrice "ne peut te dire qui tu es", mais ce que nous sommes ressemble, au moins d'une certaine façon, à ce que nous pensons être dans la Matrice. En d'autres termes, il y a suffisamment de continuité dans le sentiment d'identité dans le monde de la Matrice et dans "le désert du réel" pour supposer que les auteurs donnent à entendre que "l'éveil" complet n'a pas été encore réalisé et qu'il se trouve par-delà la réalité du Nabuchodonosor et du monde qu'il habite. Si le paradigme bouddhiste est suivi jusqu'à ses conclusions logiques, on peut s'attendre à ce qu'il y ait au moins un autre niveau de "réalité" au-delà du monde de l'équipage, car même ceux qui se sont libérés de la Matrice sont toujours sujets à la souffrance et à la mort et continuent de manifester des egos personnels.

Une telle réflexion est corroborée par ce qui semble être la transformation la plus problématique des enseignements traditionnels du bouddhisme dans Matrix. La doctrine bouddhiste de l'ahimsa, la non-violence à l'égard de tous les êtres vivants, est ouvertement démentie par le film [52]. Tout se passe comme si les réalisateurs avaient délibérément choisi de lier la violence à la connaissance salvatrice. Il semble en effet qu'il n'y ait pas d'autres moyens pour l'équipage que de prendre les armes. Lorsque Tank demande à Neo et à Trinity ce qu'ils ont besoin pour sauver Morpheus "en dehors d'un miracle", leur réponse fuse, "des fusils, beaucoup de fusils". Les scénaristes auraient pu facilement présenter "la mort" des agents comme l'effacement d'une portion particulière du programme informatique. Au lieu de cela, les frères Wachowski ont intentionnellement choisi de décrire les êtres humains comme des victimes innocentes de la mort des agents [53]. Cette nette violation de l'ahimsa paraît quelque peu singulière au regard de l'idéal bouddhique de la compassion.

Mais pourquoi donc associer aussi directement connaissance et violence ? Les réalisateurs présentent la violence comme rédemptrice [54] et absolument indispensable à la réussite des rebelles. Sur ce point, Matrix s'éloigne fortement des paradigmes du bouddhisme et du gnosticisme chrétien qui se rejoignent là. La "réalité" de la Matrice qui exige que des êtres humains meurent victimes d'une violence salvatrice n'est pas la réalité ultime à laquelle aspirent le bouddhisme et le gnosticisme chrétien. Ni la "tranquillité" du plérome ni le "Néant" éternel du nirvâna ne dépendent de la technologie ou de l'utilisation de la force qui toutes deux caractérisent le monde des rebelles dans Matrix.

L'association explicite que fait le film de la connaissance et de la violence laisse fortement entendre que Neo et ses compagnons n'ont pas encore réalisé la réalité ultime. Selon les visions du monde du gnosticisme chrétien comme du bouddhisme que le film évoque, cette réalisation implique une liberté complète à l'égard du monde matériel et offre la paix de l'esprit. Les Wachowski reconnaissent eux-mêmes qu'il est tout à fait "ironique que Morpheus et son équipage dépendent complètement de la technologie et des ordinateurs, tous les démons contre lesquels ils combattent" [55]. Il est vrai que l'existence même du film dépend à la fois des possibilités technologiques et de la soif de violence hollywoodienne. Se niant lui-même, Matrix enseigne que le nirvâna est au-delà encore de notre portée.


Remarques finales

Que nous regardions le film dans une perspective gnostique chrétienne ou bouddhiste, le message dominant du film semble être " réveille-toi! " Ce qui est rendu explicitement par la chanson finale du film "Réveille-toi!" du justement nommé Rage Against the Machine (La rage contre la machine). Le gnosticisme, le bouddhisme et le film conviennent que l'ignorance nous enchaîne dans un monde matériel illusoire et que la libération vient d'un éveil qui nécessite l'aide d'un enseignant ou d'un guide. Cependant, lorsqu'on pose la question "à quoi s'éveille-t-on ?", le film paraît nettement diverger du gnosticisme et du bouddhisme. Ces deux traditions affirment que lorsque les êtres humains sont éveillés, ils vivent en-dehors du monde matériel. Le gnostique monte après sa mort au plérome, le plan divin de l'existence spirituelle et immatérielle, tandis que l'éveillé dans le bouddhisme atteint le nirvâna, un état qui ne peut être décrit par le langage, mais qui est complètement immatériel. En revanche, "le désert du réel" est un monde pleinement matériel, technologique dans lequel des robots élèvent des humains pour l'énergie, un monde où Neo peut apprendre les arts martiaux en quelques secondes par une carte-mère implantée à l'arrière de son cerveau, où la technologie combat la technologie (le Nabuchodonosor contre l'Intelligence Artificielle, les impulsions électromagnétiques contre les sentinels). Qui plus est, la bataille contre la Matrice n'est possible que par l'usage de la technologie - les téléphones portables, les ordinateurs, les programmes informatiques d'apprentissage. Le "réveille-toi!" du film emmène au-delà de la Matrice à s'éveiller dans un triste cybermonde qui est le véritable monde matériel.

Ou peut-être pas. Il y a plusieurs indices cinématographiques dans la scène du chargement du programme de construction (représenté par un espace blanc) qui suggèrent que le "désert du réel" que Morpheus montre à Neo n'est peut-être pas la réalité ultime. Après tout, Morpheus, dont le nom est repris de celui du dieu des rêves, montre à Neo le monde "réel", mais il ne le voit jamais directement lui-même. Il le visionne plutôt par une télévision qui porte le logo "Image en profondeur". Tout au long du film, les reflets dans les miroirs et dans les lunettes de Morpheus, tout comme les images sur les écrans de télévision incitent le spectateur à prendre en compte de multiple niveaux d'illusion [56]. Lorsque la caméra zoome sur l'écran de cette télévision singulière et que le spectateur "entre" dans l'image, elle "morphe" comme le font plus tôt dans le film les écrans de surveillance, montrant de cette façon son irréalité. De plus, la séquence entière a lieu lorsqu'ils se trouvent dans le programme de chargement de la construction où Neo est mis en garde contre le piège des apparences. Bien que la perception sensorielle ne soit clairement pas une source fiable pour fonder la réalité, Morpheus lui-même admet que : "Pendant longtemps je n'ai pas pu le croire, jusqu'à ce que je vis les champs [où l'on élève les humains pour l'énergie] de mes propres yeux... Et là, j'en vins à réaliser l'évidence de la vérité." Nous n'avons pas besoin d'attendre Matrix 2 pour découvrir que "le désert du réel" est lui-même réel [57].

Même si la série ne conduit pas finalement à un rejet total du monde matériel, Matrix tel qu'il se donne à voir affirme néanmoins la supériorité de la capacité humaine à imaginer et à se réaliser sur l'intelligence "limitée" de la technologie. Qu'il soit exprimé en termes de matérialité/spiritualité, corps/esprit, matériel/programme informatique ou illusion/vérité, le message ultime de Matrix semble être qu'il pourrait y avoir plusieurs niveaux de réalité métaphysique au-delà de ce que nous percevons ordinairement, et que le film nous presse de nous ouvrir à la possibilité de s'y éveiller.


Notes

1. Toutes les citations non-référencées sont extraites de Matrix (Warner Bros., sortie salles 1999). [retour]

2. Sur un chat en ligne avec des spectateurs du DVD, les Wachowski ont reconnu que les références bouddhistes du film étaient intentionnelles. Mais lorqu'on leur demanda : "Vous a-t-on déjà dit que Matrix possédait une dimension gnostique ?" Ils firent une réponse d'une ambiguïté désespérante : "Estimez-vous que cela soit une bonne chose ? " "Matrix Virtual Theater" en date du 6 novembre 1999 sur le "Wachowski chat". [retour]

3. Elaine Pagels a remarqué que les similitudes entre le gnosticisme et le bouddhisme ont incité certains universitaires à s'interroger sur leurs relations mutuelles et à se demander "si le "bouddha vivant" pourrait justement dire ce que l'Evangile de Thomas attribue au Jésus vivant, pour peu que les noms soient changés". Bien qu'intriguée, elle soutient à juste titre qu'une telle ressemblance n'est pas concluante, des traditions parallèles pouvant apparaître dans des cultures différentes sans qu'il y ait d'influence directe. Elaine Pagels, The Gnostic Gospels, New-York, Random House, 1979, réédition 1989, pp. xx-xxi. [retour]

4. James Ford a récemment examiné d'autres éléments bouddhistes dans Matrix, qu'il qualifie avec pertinence de "mythe moderne" dans son article "Buddhism, Christianity and The Matrix: The Dialectic of Myth-Making in Contemporary Cinema", Journal of Religion and Film, Vol. 4, n° 2. Voir également l'examen précis de Conrad Ostwalt des éléments apocalyptiques du film dans "Armageddon at the Millennial Dawn" , JRF, Vol. 4, n° 1. [retour]

5. Un spectateur demanda aux frères Wachowski : "Votre film contient de multiples et diverses références à des mythes et à des philosophies judéo-chrétienne, égyptienne, arthurienne et platonicienne, du moins pour celles que j'ai relevées. Lesquelles sont intentionnelles ?" Ils répondirent : "Toutes." (Sur le chat des Wachowski). [retour]

6. Les critiques féministes peuvent se réjouir lorsque Trinity révèle pour la première fois son nom à Neo. Celui-ci réagit d'une manière piquante : "La Trinité ?... Jésus, je pensais que tu étais un homme." Et elle répond immédiatement : "La plupart des hommes aussi." [retour]

7. Les frères Wachowski précisent que tous les noms furent "choisis avec le plus grand soin et qu'ils ont tous de multiples sens". Ils signalent également que cela vaut aussi bien pour les chiffres. (Sur le chat des Wachowski). [retour]

8. Dans un entretien récent au Time, les Wachowski font allusion au Nabuchodonosor en référence au Livre de Daniel ("Popular Metaphysic" de Richard Corliss, Time, 19 Avril 1999, Vol. 153, n° 15). Nabuchodonosor fut aussi le roi babylonien qui détruisit le temple de Jérusalem en 586 av. J.C. et qui exila l'élite de la société juive à Babylone. Les frères Wachowski veulent-ils également signifier que "l'équipage" serait en exil de Sion ou de la surface de la terre ? [retour]

9. Le film suggère aussi que Sion serait le paradis, selon ce que dit Tank : "Si la guerre s'arrêtait demain, la fête aurait lieu à Sion", évoquant le schéma traditionnel chrétien d'une apocalypse suivie d'une existence au ciel ou au paradis. De façon ironique, le film situe Sion "sous terre, près du centre de la terre, là où il fait toujours chaud" ce qui paraît être un code cinématographique pour décrire l'enfer. Serait-ce un indice que Sion n'est pas le "paradis" auquel on nous fait croire ? [retour]

10. Le numéro de l'appartement de Neo est le 101, qui symbolise à la fois le langage informatique (écrit avec des uns et des zéros) et son rôle comme "L'Elu (the One)". Vers la fin du film, le 303 est le numéro de l'appartement dans lequel il entre et ressort dans la scène de sa mort-résurrection qui n'est pas sans rappeler la Trinité. Ce qui soulève à son tour des questions sur les rapports du personnage de Trinity avec Neo sous l'angle de sa construction cinématographique sous la forme d'une divinité. [retour]

11. Le traître Cypher, qui représente parmi d'autres figures Judas Iscariote, dit ironiquement à Neo : "Man, you scared the B'Jesus outta me." (Mec, tu m'as foutu une sacrée pétoche). [retour]

12. Nous aimerions remercier Donna Browman, avec qui nous avons examiné les éléments gnostiques de Matrix lors d'une conférence publique sur le film au Hendrix College en 2000. [retour]

13. Le gnosticisme pourrait être issu du judaïsme, même s'il dénigre le Dieu d'Israël, quoique cette question soit complexe et encore débattue dans les cercles universitaires. Il est clair, toutefois, que le gnosticisme chrétien a prospéré à partir au moins des IIe-Ve siècle après J.C., avec ses propres écritures, et très probablement aussi ses propres rituels distinctifs, ses propres critères d'admission et sa propre histoire de la création. Cf. Gershom Scholem, Jewish Gnosticism, Merkabah Mysticism, and Talmudic Tradition, New-York, Jewish Theological Seminary of America, 1960, Elaine Pagels, The Gnostic Gospels, New-York, Vintage Books, 1979, réed., 1989, Bentley Layton, The Gnostic Scriptures, New-York, Doubleday, 1995, Kurth Rudolph, Gnosis: The Nature and History of Gnosticism, San Francisco, Harper San Francisco, 1987. [retour]

14. Ce corpus est resté en sommeil pendant près de 2.000 ans jusqu'à sa découverte en 1945 à Nag Hammadi en Egypte. Le recueil intégral de ces textes se trouve dans James M. Robinson (sous la direction de), The Nag Hammadi Library, édition revisée, New-York, HarperCollins, 1990, réédition de la première édition chez Brill, 1978. Ces documents sont également disponibles en ligne dans "The Nag Hammadi Library Section" de The Gnostic Society Library http://www.gnosis.org/naghamm/nhl.html. [retour]

15. Les textes gnostiques sont hermétiques, aucun d'entre eux n'explique ce mythe dans son intégralité. Cette littérature présuppose une familiarité avec le mythe, qui doit être reconstruit par les lecteurs modernes. La version de ce mythe présentée ici s'appuie sur des textes comme L'évangile de vérité, Le livre secret de Jean, (L'écrit sans titre) sur l'origine du monde et L'évangile selon Thomas. Cf. The Nag Hammadi Library, opus. cit., pp. 38-51, 104-123, 124-138, 170-189. [retour]

16. Puisque les êtres divins sont d'essence spirituelle et non pas composés de matière, il n'existe pas de différences physiques sexuelles entre ces êtres. [retour]

17. Selon le texte, un nombre incalculable d'êtres divins peuplent le plérome, dont beaucoup portent des noms juifs, chrétiens ou philosophiques comme Esprit, Prépensée, Pensée, Prescience, Indestructibilité, Vérité, Christ, Autogène, Compréhension, Grâce, Perception, Pigera-Adamas (Le livre secret de Jean). [retour]

18. Cette présentation de l'humanité fait également écho à l'histoire de la tour de Babel en Genèse, 11:1-9, où dans les deux cas l'on admire le travail accompli de ses mains. [retour]

19. La plus grande partie de l'extrait suivant tiré du gnostique Evangile de Vérité pourrait tout aussi bien provenir des scènes de Matrix dans lesquelles Morpheus explique à Neo la nature de la réalité :

Ainsi furent-ils [les hommes] ignorants du Père, il est celui qu'ils ne virent pas... De nombreuses illusions étaient à l'oeuvre... et [elles n'étaient que] images vides, comme s'ils sombraient dans le sommeil et qu'ils se trouvaient eux-mêmes dans des rêves troublants. Ou bien [il y avait] un lieu vers lequel ils s'enfuyaient, ou bien sans force ils s'en revenaient [d'avoir] poursuivi d'autres, ou bien se trouvaient à donner des coups, ou bien ils recevaient eux-mêmes des coups, ou bien ils tombaient de lieux élevés, ou bien ils étaient emportés dans les airs bien qu'ils n'avaient même pas d'ailes. Parfois encore [c'était comme si] les hommes se tuaient eux-mêmes, bien que personne ne les poursuivait, ou qu'ils tuaient eux-mêmes leurs voisins... [Mais] quand ceux qui traversent tout cela s'éveillent, ils ne voient rien, eux qui étaient au milieu de tous ces tourments, car ils ne sont rien. Telle est la manière qu'ont eue ceux qui ont rejeté l'ignorance comme on abandonne le sommeil, qui ne la regardent pas comme le reste, qui ne la regardent pas comme fonctionne une chose tangible, mais qui la laissent derrière eux comme le rêve d'une nuit. C'est la manière dont chacun d'entre eux a agi, comme s'ils étaient endormis au temps où ils étaient dans l'ignorance. Et c'est de cette manière qu'ils accédèrent [à la connaissance] comme s'ils s'étaient réveillés. (Evangile de Vérité, 29-30). [retour]

20. C'est peut-être plus évident lors du combat dans le métro entre Neo et l'Agent Smith. A un moment du film, lorsque Morpheus dit de Neo, "Il commence juste à croire", l'Agent Smith l'appelle "M. Anderson" et Néo, tout en se battant, répond "Je m'appelle Neo". Les Wachowski confirment cette interprétation lorsqu'ils déclarent que "Neo est le soi potentiel de Thomas Anderson". (Sur le chat des Wachowski). [retour]

21. Cette tradition des jumeaux était particulièrement populaire dans le christianisme syriaque. Voir aussi Pagels, opus cit., p. xxi, où elle se demande si la tradition qui fait aller en Inde Thomas, le frère jumeau de Jésus, n'indique pas un possible lien entre le bouddhisme et l'hindouisme, d'un côté, et le gnosticisme, de l'autre. [retour]

22. Voir le chat en ligne avec les concepteurs des effets spéciaux, "Matrix Virtual Theater" du 23 mars 2000. [retour]

23. Nag Hammadi Library, opus cit., pp. 490-500. Rapprochons le concept gnostique de tranquillité avec ces extraits bouddhiques du Dhammapada : "Le bhikku [le moine], qui vit dans un état d'amour bienveillant, qui se délecte de l'enseignement de l'Eveillé, ce bhikku atteint la paix du nibbâna, la fin tranquille et bienheureuse de l'existence conditionnée" et "Tranquilles sont les pensées, les paroles et les actes de celui qui, avec la connaissance juste, est libéré complètement, parfaitement paisible et équilibré". Cité dans Walpola Sri Rahula, What the Bouddha Taught, New-York, Grove Weidenfenld, 1974, p. 128 et p. 136. [retour]

24. Voir Nag Hammadi Library, ibid., pp. 256-59. Nous sommes reconnaissantes à Brock Bakke d'avoir fait un premier rapprochement entre les agents et les archontes. [retour]

25. Dans le gnosticisme "Esprit", en grec nous, est une déité, comme dans le texte "Tonnerre, Esprit Parfait", Nag Hammadi Library, ibid., pp. 295-303. [retour]

26. On remarquera qu'au moment où Morpheus et Neo entrent dans l'ascenseur de l'immeuble de l'Oracle, les images de "la vue" symbolisent la prophétie et la connaissance : un aveugle (qui rappelle les prophètes aveugles comme Tirésias) est assis dans le couloir sous un graffiti qui représente une paire d'yeux. Il est intéressant de noter que l'Oracle - une sibylle-voyante - porte des lunettes pour regarder dans la paume de Neo. [retour]

27. On remarquera l'utilisation métonymique de la couleur pour rendre ce dualisme : les vêtements, les carreaux, meubles, le mobilier noirs et blancs. [retour]

28. Ostwalt, "Armageddon", in JRF, Vol. 4, n° 1. Le parallèle avec la tradition apocalyptique ne fonctionne pas aussi bien qu'avec le gnosticisme car le film, à l'instar du gnosticisme, conçoit le salut comme personnel (plutôt que collectif et qui n'advient qu'une fois) qui s'atteint par la connaissance, et, plus important encore, qui implique de laisser la terre matérielle derrière soi (et qui ne provient pas d'un royaume que Dieu aurait fait apparaître sur terre). [retour]

29. Le scénario original est disponible en ligne à l'adresse http://www.geocities.com/areas51/Capsule/8448/ [ndt : adresse invalide]. De la façon dont il est décrit, le temple de Sion rappelle à la fois l'Oracle de Delphes (un trépied, des prêtresses) et le Temple de Jérusalem (le marbre poli, le trône vide qui est le siège de la miséricorde ou le trône du Dieu invisible). [retour]

30. Lorsqu'un spectateur demanda aux frères Wachowski : "Quel est le rôle ou (sic) la foi dans le film ? La foi en soi tout d'abord - ou dans quelque chose d'autre ?", ils répondirent "Hmm... C'est une question difficile. La foi en soi, cela vous convient-il ?" Cette répartie ne répond guère à la question. (Sur le chat des Wachowski). [retour]

31. Plus précisément, ces humains sont Neo (le rédempteur-messie gnostique), Morpheus et Trinity, dont deux portent des noms de dieux. A les voir comme les trois personnes de la divinité, ce trio n'a guère de sens au regard du christianisme traditionnel. Mais il est un tant soit peu intrigant dans une contextualisation gnostique, qui décrit Dieu comme étant le Père, la Mère et le Fils, une trinité dans laquelle le Saint-Esprit est identifié comme principe féminin, par exemple dans Le livre secret de Jean, 2:9-14. Pour en savoir plus sur les divinités féminines dans le gnosticisme, voir Pagels, opus cit., pp. 48-69. [retour]

32. Les frères expliquent : "Il y a quelque chose d'absolument fascinant entre le bouddhisme et les mathématiques, et plus particulièrement la physique quantique, où ils se rejoignent. Cela nous fascine depuis longtemps." (sur le chat des Wachowski). Dans un entretien avec Richard Corliss pour le Time (cf. note 8), Larry Wachowski ajoute qu'ils sont devenus fascinés "par l'idée que les mathématiques et la théologie soient quelque peu similaires. Ils débutent par un postulat à partir duquel vous pouvez déduire tout un ensemble de lois et de règles. Et quand vous les poussez jusqu'à leurs limites, vous arrivez au même point : tous ces mystères sans réponses ne prennent véritablement sens qu'à partir de nos propres observations. Le périple de Neo est subordonné à toutes ces règles, à tous ceux qui essaient de lui dire ce qu'est la vérité. Il n'en retient rien jusqu'à ce qu'il parvienne au terme de son propre cheminement, sa propre renaissance. La présentation, dans le film, de la Matrice comme un réseau fermé de représentations humaines (le samsâra) traduites sous forme de codes informatiques à renforcement mutuel illustre cette relation étroite. [retour]

33. Stûpa : une éminence hémisphérique ou cylindrique ou une tour qui sert de reliquaire. [retour]

34. Evidemment, la référence la plus claire aux conceptions bouddhistes se trouve dans la salle d'attente de l'appartement de l'Oracle, lorsque Neo est présenté aux orphelins (les Potentials). Le scénario décrit la salle d'attente comme étant "immédiatement comme un temple bouddhique et une classe de maternelle". L'un des enfants, vêtu de la robe d'un moine bouddhiste, explique à Neo la nature de la réalité ultime : "Il n'y a pas de cuillère". Il est difficile de savoir si cette phrase s'applique uniquement au sein de la Matrice ou si effectivement "il n'y a pas de cuillère" y compris dans le monde réel qui se trouve au-delà. [retour]

35. Sammyutta-nikaya IV, 54, in Edward Conze (sous la direction de), Buddhist Texts Through the Ages, New-York, Philosophical Library, 1954, p.91. [retour]

36. Sammyutta-nikaya II, ibid., pp. 64-65. [retour]

37. Le processus dans son entier repose sur l'ignorance humaine, et la plupart de ceux qui sont nés au sein de la Matrice sont condamnés à naître, mourir et à revenir encore dans le cycle. Lorsqu'on interrogea les Wachowski sur la liquéfaction des êtres humains présentée dans le film, ils répondirent que ce limon noir est "ce qui sert de nourriture aux êtres qui se trouvent dans les coques, les morts sont liquéfiés et deviennent la nourriture des vivants dans les coques". Le sourire bouddhiste en coin, les frères expliquent cette ré-incarnation : "Toujours recycler! C'est une déclaration en faveur du recyclage." [38]. Même dans le "monde réel" au-delà de la Matrice, la condition humaine est décrite comme un cycle relationnel et interdépendant de vie, de mort et de "recyclage". [retour]

38. Sur le chat des Wachowski.

39. Ce dialogue vise également la "réalité" (ou "la Matrice") dans laquelle nous vivons nous-mêmes. Dans notre monde comme dans le monde de Joe Pantoliano, il est un acteur. Ainsi, le monde dans lequel l'acteur Joe Pantoliano et nous-mêmes faisons partie peut être considéré comme la "Matrice" dans laquelle nous avons été réinsérés avec succès, de cette manière, le film lui-même peut être considéré comme une partie du programme informatique de notre propre "Matrice". Cet argument est, bien sûr, d'une circularité séduisante. [retour]

40. Prenons, par exemple, cette citation du Sabbasava-sutta : "Un bhikku [moine], considérant les choses avec sagesse, demeure gardant avec le contrôle de la faculté de vision... considérant les choses avec sagesse, demeure gardant avec le contrôle de la faculté d'audition... avec la faculté d'odorat... avec la faculté du goût... avec la faculté du toucher... avec la faculté mentale. Un bhikku, considérant les choses avec sagesse utilise sa robe uniquement pour se protéger du froid, pour se protéger de la chaleur et pour se vêtir décemment. Considérant les choses avec sagesse, il mange ni par plaisir ni avec excès... mais simplement pour entretenir et nourrir ce corps..." (Cité dans Rahula, opus cit., p. 103). [retour]

41. James Ford a soutenu que le film intègre en particulier le bouddhisme de l'école Yogâcâra. Au lieu de montrer une totale autre réalité présentée comme le nirvâna, les Yogâcârin s'intéressent au monde lui-même, et par les processus mis en oeuvre en méditation, en viennent à comprendre que "toute chose, toute pensée ne sont rien d'autre que l'esprit. La racine de nos illusions provient du fait que nous prenons les objectivations de notre propre esprit comme étant un monde indépendant de cet esprit, qui est en réalité sa source et son essence." (Edward Conze, Buddhism, New-York, Philosophical Library, 1959, p. 157). La Matrice existe seulement dans l'esprit des êtres humains qui l'habitent, et donc dans Matrix comme dans le bouddhisme Yogâcâra : "Le monde extérieur est en réalité l'esprit lui-même." (p. 168). Cependant une question apparaît lorsqu'on comprend que pour l'école Yogâcâra l'esprit est la réalité ultime et donc que le samsâra et nirvâna ne font plus qu'un. Au contraire, le film insiste sur la différence entre le samsâra (la Matrice) et le nirvâna (ce qui se trouve au-delà). Puisque Matrix maintient une telle dualité, le Yogâcâra n'offre qu'une aide limitée pour éclaircir les éléments bouddhiques du film. Il n'aide pas plus à défendre l'idée qu'il existe une réalité ultime, au-delà la Matrice, au-delà du Nabuchodonosor, qui n'a pas encore été atteinte par les êtres humains (cf. note 4). [retour]

42. Selon l'enseignement du Theravâda, l'arhat ("le méritant") est une appellation conférée à ceux qui ont atteint l'éveil. Dans la mesure où le Theravâda estime que l'éveil ne peut être atteint que par un effort personnel, un arhat est d'un secours relatif pour ceux qui ne sont pas encore éveillés et qu'il est peu utile de vouloir retourner dans le samsâra pour aider ceux qui y sont liés. [retour]

43. Rahula, opus cit., p. 2. [retour]

44. Rahula, ibid., p. 135. [retour]

45. Rahula, ibid., p. 133. [retour]

46. Un bodhisattva diffère son entrée définitive dans le nirvâna et retourne volontairement ou reste dans le samsâra afin de conduire autrui sur le chemin de l'éveil. La compassion du Bouddha est le modèle par excellence des mahayanistes, puisqu'ils soulignent qu'il resta, lui aussi, dans le samsâra afin d'aider d'autres à réaliser l'éveil, notamment par ses enseignements et son exemple. [retour]

47. Le scénario décrit Neo comme "flottant dans une cavité amniotique utérine de couleur rouge" dans la centrale énergétique. [retour]

48. Dans le scénario, Trinity ne l'embrasse pas mais plutôt "comprime sa poitrine", ce qui précipite sa résurrection. Le scénario le dit clairement : "C'est un miracle". Cette quatrième "vie" peut être considérée comme celle à laquelle faisait allusion l'Oracle dans ses prédictions selon lesquelles Neo "attendait quelque chose" et qu'il pourrait être prêt dans sa "prochaine vie, peut-être". Tel est sûrement le cas puisqu'il s'extrait de la mort et défait les agents. [retour]

49. Les quatre "vies" donnent à croire que Neo est bien l'Elu prédit par l'Oracle, la réincarnation du premier "Eveillé" (le Bouddha) qui "a la capacité de changer tout ce qu'il veut, de remodeler la Matrice comme il l'entend." L'enseignement bouddhiste reconnaît à ceux qui se sont éveillés des pouvoirs magiques, comme ils perçoivent le monde comme une illusion, ils peuvent le manipuler à volonté. Néanmoins ces pouvoirs surnaturels sont accessoires comparés au tout premier objectif, tel qu'il est expliqué dans le premier sermon du Bouddha : "La Noble Vérité sur la cessation de la souffrance : c'est la cessation complète de cette soif, la délaisser, y renoncer, s'en libérer, s'en détacher." [50]. [retour]

50. Dhammacakkappavattana-sutta. Cité dans Rahula, opus cit., p. 93.

51. Buddhacarita, 1:65, traduction E. B. Cowell, Buddhist Mahayana Texts, Sacred Books of the East, vol. 49, Oxford, Oxford University Press, 1894. [retour]

52. Voir, par exemple, dans le Dhammapada : "Tous ont peur de la mort. S'assimile-t-on à eux, et l'on ne tuera ni ne fera tuer (Dhammapada, verset 129, traduction John Ross Carter et Mahinda Palihawadana, New-York, Oxford University Press, 1987, p. 35). [retour]

53. L'idée que la violence puisse être salvatrice est clairement exprimée par les scénaristes. Alors qu'ils auraient pu choisir de présenter "la mort" des agents comme étant qualitativement de même nature illusoire que les autres éléments du programme informatique, ils ont choisi de montrer de véritables êtres humains mourant effectivement de l'intrusion des agents dans leur "corps". Cet ajout est totalement sans intérêt pour l'intrigue générale. En effet, la "violence" mise en scène à l'Hôtel Niko aurait pu être montrée avec la rassurante conviction que toutes les "morts" qui se produisent sont de simples bips informatiques. Que les scénaristes veuillent aussi clairement que de véritables êtres humains meurent (on les voit également mourir dans la centrale énergétique) lorsqu'ils servent d'involontaires "vaisseaux" aux agents, est un puissant argument en faveur de l'association directe de la violence et de la connaissance nécessaires dans Matrix. [retour]

54. Voir l'article de Bryan P. Stone, "Religion and Violence in Popular Film", JFR, vol. 3, n° 1. [retour]

55. Lorsqu'on leur demanda si l'ironie était présente, les Wachowski répliquèrent fortement mais avec enthousiasme : "Oui!" (Sur le chat des Wachowski). [retour]

56. C'est particulièrement vrai dans la scène "pilule rouge-pilule bleue" où Neo rencontre pour la première fois Morpheus, Neo se retrouve reflété différemment dans chacun des verres des lunettes de Morpheus. Les Wachowski signalent qu'une image reflétée représente Thomas Anderson tandis que l'autre représente Neo. (Sur le chat des Wachowski). [retour]

57. Un spectateur a posé cette question pertinente aux Wachowski : "Pensez-vous que notre monde est d'une certaine manière similaire à la Matrice, qu'il y aurait un monde plus large en dehors de lui ?" Ils répondirent : "Vous pourriez élargir la question que vous avez en tête. Nous pensons que les plus importants types de fiction sont ceux qui tentent de répondre à quelques grandes questions. L'une des premières choses que nous avons discutés lorsque nous avons eu pour la première fois l'idée de Matrix était une idée à laquelle, je crois, la philosophie, la religion et les mathématiques tentent toutes trois de répondre. Celle de la réconciliation entre un monde naturel et un autre monde perçu par notre intellect." (Sur le chat des Wachowski). [retour]

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Photographies : Matrix, Warner Bros. (DR).


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