UN ZEN OCCIDENTAL : S'ASSEOIR DANS LE NON-SENS
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S'asseoir dans le non-sens

Éric Rommeluère


Un texte écrit en 1993 inspiré par une phrase du moine zen Ryôtan Tokuda qui, lors d'un enseignement dit : "S'asseoir, c'est oublier les mots." En fait, cette phrase est reprise de "L'inscription sur le silence et la clarté" (Mokushômei), un poème du maître zen Hongzhi (1091-1157) qui débute par ces mots : "Dans le silence, les mots sont oubliés ; dans la clarté, cela apparaît."

Une version anglaise a été traduite par John Crook et a paru dans le magazine New Ch'an Forum (numéro 17, 1998) avec quelques aménagements. [Télécharger et imprimer le texte complet au format pdf]


 

La réalité n’existe pas. Il n’existe que la réalité des mots. Lorsque nous naissons, nous naissons aux mots, non au monde. Les mots sont les supports sur lesquels repose le monde ; le monde tel que je le fais exister par les mots. Le monde en soi n’est ni bleu, ni jaune, ni rouge, ni blanc, ni noir, ni haut, ni bas, ni grand, ni petit. Pourtant, sans ces mots nous ne pourrions nous diriger dans ce monde. Sans mots, tout ne serait que chaos et notre être déstructuré. Vous me dites : "Cette table est bleue" ; je comprends ce que vous me dites, mais qu’est-ce que je comprends réellement de cette table ? Absolument rien.

Nous ne pouvons vivre que parce qu’existent les mots. Nous ne sommes pas seulement constitués de chair et de sang, mais de mots et encore de mots. Mais ces mots qui sont pour nous la source de la vie sont en même temps la source de nos souffrances. C’est là tout le paradoxe de la vie humaine.

Les mots sont les sujets de toutes nos activités. Les mots sont au centre de tous nos désirs. L’espace entre la naissance et la mort est parfois ténu, parfois infini, mais l’homme avance inexorablement sur le chemin qui le mène de la naissance à la mort. Quel est ce chemin ? De la naissance naissent les mots. Des mots naît la conscience. De la conscience naît l’existence. De l’existence naît l’opposition. De l’opposition naît la contradiction. De la contradiction naît la souffrance. Un chemin à chaque instant balisé par les mots.

Étudier le bouddhisme, c’est se demander comment vivre dans ce monde de la naissance et de la mort, c’est se demander comment vivre avec les mots. Pratiquer le bouddhisme, c’est marcher avec conscience sur ce chemin qui va de la naissance à la mort.

Dans notre école Zen, nous avons une merveilleuse méthode pour interrompre toutes ces transmigrations mentales. Elle s’appelle zazen, la méditation assise. Elle consiste à juste s’asseoir et à oublier les mots. Que faisons-nous dans cette posture ? Assis droit, nous ne pratiquons rien, nous ne contemplons rien, nous ne comprenons rien et nous ne réalisons rien. Assis droit, nous ne distinguons rien, nous ne discernons rien et nous ne jugeons rien.

Maître Dôgen a écrit dans son Fukanzazengi : "Ne pensez ni au bien, ni au mal, ne faites pas de distinction entre le vrai et le faux. Arrêtez l’agitation de la conscience et cessez toute considération."

Tout ce que nous faisons, c’est de devenir libres des mots. La conscience méditative n’est plus liée par les mots. Les mots s’élèvent dans l’esprit, mais ils ne forment plus de phrases. Qui donc pourrait s’y enchaîner ?

En abandonnant ainsi les mots, le non-sens fait brusquement irruption dans notre vie. Dans cette posture du corps, on ne peut rien saisir. Dans cette posture de l’esprit, on ne peut rien comprendre. Les mots nous font totalement défaut. On ne peut rien agripper. Tout est là devant nos yeux et l'on ne peut rien dire. Tout est là devant nos yeux et il n’y a rien à en dire. La conscience est aiguisée, mais les mots n’y trouvent plus leur place.

Que faire de cette brèche de non-sens ? Certains, l’ayant connue, la referment. D’autres l’agrandissent et l’agrandissent encore jusqu’à s’y ébattre. Que faire de cette brèche de non-sens ? Absolument rien. Nous y dansons juste par-dessus nos illusions. Nous y sautons juste par-dessus toutes nos souffrances.

L'absence de pourquoi est l'essence de notre méditation. Si nous ajoutons un pourquoi à cette pratique, nous lui donnons un sens. Et par ce sens, notre méditation devient souillée.

Ceux qui viennent s’asseoir cherchent une réponse par cette assise. Certains parlent de bien-être, de santé, d'illumination même. Certains en ressentent les effets, d'autres s'éveillent. Tout cela n’est encore que la construction des mots. Après tout, ce n’est que perpétuer d’une façon heureuse les allées et venues dans ce monde illusoire. Cependant, la plupart restent hébétés en ne trouvant pas de réponses à leurs questions. Ils ne comprennent pas que s’asseoir ainsi, c’est arrêter tout questionnement. Comment pourrait-il y avoir de réponse ? Aussi abandonnent-ils rapidement la brèche qu’ils avaient ouverte.

D’autres continuent à pratiquer la méditation et disent pratiquer pour rien. Mais derrière ce rien se cache simplement le sens que leur inconscient dissimule. Chacun de nous, qui sommes venus s’asseoir, avons apporté avec nous notre motivation. Il nous faut comprendre ce pourquoi, l’élucider, le jeter et enfin passer la porte pour entrer dans la pure méditation. Si nos motivations sont inconscientes, cette porte est encore plus difficile à franchir car nous sommes alors aux prises avec notre mémoire occultée ou avec nos nœuds cachés. La pratique de la méditation est parfois la seule manifestation de nos propres névroses. Tous nos discours intérieurs nous empêchent de passer cette porte. En nous asseyant, nous devons abandonner tous les pourquoi, même ce simple mot "rien" et pénétrer profondément dans l’obscurité du non-sens.

Il n’y a pas de signification à cette pratique. C’est là tout le secret du Zen. Assis, on est comme un muet qui n’aurait rien à dire, comme un sourd qui n’aurait rien à entendre, comme un idiot qui n’aurait rien à comprendre. À quoi peut bien servir un éventail en plein hiver ?

Il y a de nombreuses façons d’agir dans ce monde. Dans le bouddhisme, on distingue les actions du corps, de l’esprit et de la bouche. Elles s’accomplissent toutes à travers l’expression des mots : les mots du corps, les mots de l’esprit et les mots de la bouche. Toutes ces actions portent en elles une signification qui est réductible à celle de la maintenance du sens de l’être. Pour l’homme qui possède la conscience, il y a de plus la recherche du sens du sens. Cette physique et cette métaphysique est le propre de l’homme. C’est sa manière d’avancer sur ce chemin qui va de la naissance à la mort. Et c’est pourquoi l’homme recherche le bonheur et cherche à se comprendre lui-même. La pratique du bouddhisme comme réponse à ces questions, c’est continuer à vivre dans le domaine illusoire des créations humaines.

Il y a cette action singulière qu’on appelle méditation. Il y a de nombreuses façons de s’asseoir en méditation, chacun les expérimente à loisir. Il y a l’assise du corps ; c’est le repos. Il y a l’assise de l’esprit ; c’est la tranquillité. Il y a l’assise où le corps abandonne l’esprit ; c’est la torpeur. Il y a l’assise où l’esprit abandonne le corps ; c’est l’agitation. Le calme n’est que l’agitation à son point zéro, non son dépassement, tout comme le bonheur et la satisfaction sont le simple équilibre de forces antagonistes et non la suppression de ces forces. Aussi tous ces états se succèdent inlassablement dans le silence de la méditation, comme le jour succède à la nuit.

Cependant, au milieu de toutes ces assises, apparaît l’assise où le corps et l’esprit s’abandonnent, où le calme et l’agitation sont dépassés et où naît une conscience qui transcende l’assise ; ce qu’on appelle juste s'asseoir.

Le maître Kôdô Sawaki a dit une fois : "Zazen n’est pas une création humaine." Dans la méditation, nous arrêtons enfin de créer quelque chose. Avec ce seul corps et ce seul esprit, nous rejetons ce corps et cet esprit. Cela signifie que, bien que le corps et l’esprit continuent leur vie de corps et d’esprit, la conscience, elle, appréhende le vide du corps et de l’esprit. En un instant, nous sautons par-dessus toutes nos créations et nous arrêtons d’un seul coup le cycle de nos transmigrations mentales.

L’empereur Wu des Liang demanda au grand maître Bodhidharma : "Quel est le principe suprême de l’enseignement sacré ?" Bodhidharma répondit : "Désert et rien de sacré." L’empereur dit : "Qui est devant moi ?" Bodhidharma répondit : "Je ne sais pas."

Cette inconnaissance a toujours été transmise et préservée comme le secret du Zen. Face au mur, on ne regarde rien, on ne contemple rien, qu’est-ce qui est là alors devant nous ? Mais les mots se perdent et nous abandonnent.


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