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Le bouddhisme japonais et la restauration de Meiji

Une conférence de Gudô Nishijima


Photographie : Gudô NishijimaGudô Wafu Nishijima (1919-2014) est un enseignant zen de l’école sôtô, disciple de Kôdô Sawaki puis de Rempô Niwa dont il reçut la transmission en 1977.

Cet article est le texte de la conférence que Gudô Nishijima donna lors du congrès annuel de l’Académie Américaine des Religions qui se déroula à San Francisco les 22-25 novembre 1997.

Télécharger et imprimer le texte complet au format pdf.


La restauration de Meiji

Bien que décrite comme une "restauration", la restauration de Meiji qui submergea le Japon en 1868 fut en réalité une révolution complète qui toucha tous les niveaux de la société. Photographie : L'empereur Meiji (1852-1912)De puissantes provinces féodales, le Satsuma (actuelle préfecture de Kagoshima), le Nagato (actuelle préfecture de Yamaguchi), le Tosa (actuelle préfecture de Kôchi) et le Hizen (actuelle préfecture de Saga) se liguèrent et levèrent une armée contre le gouvernement Tokugawa de l’époque afin de s’emparer de la capitale Edo (aujourd’hui Tôkyô). Une série de guerres civiles s’ensuivit et, pendant le dernier shogunat des Tokugawa, Yoshinobu Tokugawa (1837-1913) prit la décision de restaurer l’autorité de la maison impériale qui avait gouverné le Japon depuis la fondation de l’État jusqu’en 1192. Une révolution d’une dimension sans précédent en résulta qui eut une répercussion sur chacun des aspects de la vie culturelle, économique et politique.

Les religions furent également happées par ces changements radicaux, le bouddhisme ne faisant pas exception. En se répercutant sur le bouddhisme japonais, les manifestations de l’histoire provoquèrent la disparition massive et une transformation irréversible de nombreuses caractéristiques et pratiques religieuses. Dans cet article, je voudrais examiner la nature concrète de quelques-uns de ces changements afin d’exposer le visage moderne du bouddhisme japonais replacé dans son contexte historique et philosophique.

Illustration : L'empereur Meiji (1852-1912)


Qu’est-ce que le bouddhisme ?

Afin d’avoir une base pour une discussion plus approfondie, je voudrais commencer par expliquer ce qu’est le bouddhisme. Un examen de la situation du bouddhisme dans le Japon d’aujourd’hui donne une image pour le moins confuse et vague de son propos. Il y a de nombreux points de vue différents, allant du romantisme intellectuel d’un D. T. Suzuki aux interprétations uniquement scolastiques qui se fondent sur les Mûla madhyamakâ karikâ de maître Nâgârjuna, qui furent transmis par l’intermédiaire du chinois (dans la traduction de Kumarajiva) et que l’on traduit en japonais par chûron, en passant par les théories du "néant" de Kitarô Nishida. L’étude de ces différentes théories dans le Japon contemporain ne donnera pas une description claire du propos du bouddhisme. Qui plus est, après la seconde guerre mondiale, de nombreuses écoles bouddhistes sont apparues qui promettaient à leurs fidèles de grands bénéfices et le bonheur dans leur vie séculière. Il ne s’agit pas d’une situation dans laquelle les doctrines essentielles du bouddhisme apparaissent clairement et il n’y a certainement aucune idée fondamentale qui fasse accord.

À l’âge de dix-huit ans, j’ai rencontré un moine bouddhiste de l’école sôtô du nom de Kôdô Sawaki rôshi. Photographie : Kôdô Sawaki (1880-1965)À partir de ce moment, j’ai été attiré par les écrits de maître Dôgen, tout particulièrement son Shôbôgenzô ("Le trésor de l’œil du vrai dharma"). Je l’étudie maintenant depuis plus de soixante ans et la compréhension que j’en ai est désormais complète. Je donne des conférences régulières à l’Association bouddhiste de la jeunesse de l’Université de Tôkyô, au Centre culturel Asahi et en d’autres endroits depuis trente ans. Par ma longue étude du Shôbôgenzô, je suis arrivé à une compréhension claire et exacte de la philosophie bouddhiste. Toutefois, j’avais toujours considéré maître Dôgen comme l’un des nombreux penseurs bouddhistes dont la pensée ne pouvait être considérée comme représentative de l’ensemble du bouddhisme. Mais il y a une dizaine d’années, j’ai commencé à lire les Mûla madhyamakâ karikâ ("Les stances du milieu par excellence") de maître Nâgârjuna en sanskrit, puis j’ai poursuivi en les traduisant directement en japonais. Au fur et à mesure que la traduction avançait, je me suis aperçu que les idées avancées dans les Mûla madhyamakâ karikâ étaient exactement les mêmes que celles que l’on trouve dans le Shôbôgenzô. J’en ai conclu que, parmi les nombreuses interprétations philosophiques bouddhistes, il existe une théorie authentique que l’on peut appeler shôbô ou "le vrai dharma". Bien qu’elle soit complexe, elle possède une structure unique et cependant rationnelle qui se reflète à la fois dans les ouvrages de maître Dôgen et dans les écrits de maître Nâgârjuna. Je suis convaincu que cette structure théorique rend exactement compte de ce qu’est le bouddhisme. Mais comme elle pour le moins inhabituelle, elle reste difficile à saisir. Voilà pourquoi le bouddhisme a été si mal interprété pendant longtemps par tant de personnes.

Illustration : Kôdô Sawaki rôshi (1880-1965)


La philosophie des Mûla madhyamakâ karikâ

Les deux premiers chapitres des Mûla madhyamakâ karikâ contiennent les affirmations essentielles de la pensée bouddhiste de maître Nâgârjuna et ils donnent une description claire de ce qu’il pensait.

1) L’affirmation de ce monde

Tout au début de l’ouvrage, avant le premier chapitre, maître Nâgârjuna a écrit une stance de quatre vers où il livre sa compréhension des enseignements du Bouddha Gautama. La stance rend son enseignement sur pratîtya samutpâda, le fait que la totalité de ce qui nous est visible constitue ce monde (prapañca) qui est calme (upeksâ) et bon (shiva) [1].

2) Le rejet de la subjectivité et de l’objectivité

Dans la première stance du premier chapitre, maître Nâgârjuna rejette que la subjectivité (svatâ) et l’objectivité (paratâ) soient des visions achevées de la réalité, ou de véritables instances par elles-mêmes [2]. Par subjectivité, il entend les pensées et les idées, et par objectivité, les perceptions associées aux organes sensoriels. La civilisation occidentale a donné deux systèmes philosophiques majeurs : l’idéalisme et le matérialisme. Le rejet de maître Nâgârjuna représente une critique de la doctrine selon laquelle le seul point de vue idéaliste ou le seul point de vue matérialiste puissent nous révéler ce qu’est la réalité. Il s’agit certes d’une allégation, mais la philosophie bouddhiste rejette depuis toujours deux conceptions extrêmes, shashvatadrsti et ucchedadrsti. Shashvatadrsti désigne la croyance en un esprit éternel ainsi qu’en l’éternité de ce monde, et en tant que telle, il s’agit d’une ancienne forme indienne d’idéalisme. Ucchedadrsti désigne la croyance en la seule manifestation physique instantanée du monde. Elle nie l’existence autant que la valeur de la morale et prétend que le monde n’est que la matière perçue à l’instant. Il s’agit donc d’une ancienne forme de matérialisme. C’est ce qui m’a conduit à interpréter le rejet de shashvatadrsti et de ucchedadrsti par maître Nâgârjuna dans la première stance comme une critique des points de vue idéaliste et matérialiste.

Malgré tout, l’idéalisme et le matérialisme représentent les philosophies essentielles sur lesquelles reposent nos civilisations et refuser leur validité semble ne nous laisser aucune autre conception à laquelle se fier. Le bouddhisme les rejette pourtant l’une et l’autre et à leur place instaure une philosophie fondée sur l’action ou sur la réalité elle-même. Il peut sembler étrange qu’une philosophie soit fondée sur quelque chose qui ne soit pas associée à l’intellect. On pense habituellement que l’objet de la philosophie est la pensée elle-même et il est presque impossible de concevoir la teneur d’une philosophie qui ne serait pas fondée sur les conceptions intellectuelles idéalistes ou matérialistes. Pourtant, je suis assez convaincu pour soutenir que le système philosophique employé par le bouddhisme se fonde sur une philosophie dont la conception est différente de ces deux conceptions, et je voudrais souligner qu’il s’agit d’un point-clef dans la compréhension de ce qu’est le bouddhisme.

3) Les quatre croyances

Bien que dans la première stance maître Nâgârjuna rejette que ce que nous pensons (la subjectivité) et ce que nous percevons (l’objectivité) représentent des descriptions ultimes de la réalité, il poursuit en proclamant l’existence de quatre croyances fondamentales (pratyaya) qui contiennent à la fois les visions subjective et objective. Il les présente comme suit : 1) hetu, la raison, 2) âlambana, les cinq attributs des existants (à savoir la forme, le son, l’odeur, le goût et le toucher), 3) anantara, ce qui n’a pas d’intérieur, c’est-à-dire le moment présent, et 4) tathaivadhipateya, le seigneur semblable au monde réel [3]. Maître Nâgârjuna les définit comme des croyances car, par son esprit aiguisé, il observa qu’il n’existait aucun moyen de démontrer leur existence bien qu’elles soient essentielles à la conscience humaine. Nous ne pouvons que croire à leur existence.

4) L’action

Dans la quatrième stance du premier chapitre, maître Nâgârjuna souligne la différence entre l’action (kriyâ) et les quatre croyances (pratyaya). Il souligne que, dans nos vies actuelles, agir est bien plus réel que n’importe laquelle de ces quatre croyances [4]. Des vingt-sept chapitres que forment les Mûla madhyamakâ karikâ, quatorze (les chapitres 8 à 21) sont consacrés à des explications sur l’action.

Dans le second chapitre, il décrit l’absolue différence entre un acte réel au moment présent et le concept d’action. Ce n’est pas un sujet courant en philosophie, mais je crois que reconnaître la différence entre ce que nous pensons et ce que nous faisons vraiment — notre action — est d’une importance primordiale.

Dans la première stance du second chapitre, maître Nâgârjuna prend comme exemple l’activité de la marche et affirme que "être allé" (la reconnaissance dans le présent d’une action qui s’est déroulée dans le passé), "allant" (la reconnaissance dans le présent d’une action qui se déroule dans le présent), et "pas allé" (la reconnaissance dans le présent d’une action qui ne s’est pas encore déroulée) sont tous trois différents de l’acte réel et instantané de la marche qui s’accomplit dans le moment présent. Nous ne vivons pas nos vies dans le domaine de nos pensées ni dans celui de nos perceptions. Notre vie est action dans l’ici et maintenant. C’est là le thème central de la conviction bouddhiste qui a donné naissance à toutes les autres théories bouddhistes.

Dans l’action, nous expérimentons quelque chose, mais ce que nous expérimentons est différent de ce que nous pensons et de ce que nous percevons. Dans le processus de la pensée, nous faisons une division entre un sujet qui pense et l’objet de nos pensées. La personne qui pense peut reconnaître ce à quoi elle pense. Et dans le processus de la perception, nous faisons une division entre un sujet qui perçoit et l’objet de notre perception. La personne qui perçoit peut décrire ce qu’elle perçoit. Mais dans l’action, il n’y a pas de séparation entre le sujet et l’objet : ils forment un tout indivisible. Dans le moment de l’action, il est difficile ou impossible pour celui qui agit de décrire ou d’observer ce qu’il fait pendant qu’il le fait. C’est pourquoi, autant l’histoire de la civilisation humaine abonde en systèmes philosophiques fondés sur des conceptions idéalistes ou matérialistes, autant il est rarissime qu’on puisse trouver une philosophie qui se fonde sur autre chose. C’est un fait accepté depuis des millénaires que toutes les philosophies ont une base intellectuelle et qu’elles traitent de la sorte de tous les sujets au niveau intellectuel. Néanmoins, les penseurs bouddhistes ont tenté à de nombreuses reprises de construire une philosophie fondée sur l’action elle-même et la tentative de maître Nâgârjuna est extrêmement réussie.

5) L’identité de l’action présente et du dharma

Dans la neuvième stance du premier chapitre, maître Nâgârjuna déclare que lorsque le dharma n’apparaît pas, le nirodha, l’autorégulation dans notre action, ne peut exister [5]. J’ai interprété nirodha dans le sens d’"auto-restriction", ou d’"autorégulation", c’est-à-dire l’état dans lequel quelqu’un se régule dans l’action présente. Maître Nâgârjuna affirme donc que l’autorégulation et le dharma sont identiques, que lorsque nous agissons au moment présent, alors le dharma, ce monde-ci, apparaît, et qu’agir au moment présent est la véritable existence de ce monde. Quoique cette vision soit spécifique au bouddhisme et aussi extraordinaire qu’elle puisse sembler à certains, je suis convaincu que c’est là la véritable signification véhiculée par les Mûla madhyamakâ karikâ.


La philosophie du Shôbôgenzô

1) L’affirmation de ce monde

De nombreux chapitres du Shôbôgenzô s’attachent à affirmer l’existence d’un monde concret. Des exemples se trouvent dans Genjôkôan ("L’univers réalisé"), Ikka no myôju ("Une perle brillante"), Keisei sanshiki ("Le son de la rivière et la forme des montagnes"), Sansuikyô ("Le sûtra des montagnes et des rivières"), Hokke ten hokke ("La fleur du dharma tourne la fleur du dharma") [6]. Ces chapitres, tout particulièrement, et bien d’autres sections du Shôbôgenzô affirment que ce monde existe réellement. Ce thème revient très fortement tout au long de l’ouvrage.

J’ai toujours eu des doutes sur la validité des interprétations nihilistes du bouddhisme que l’on apprécie aujourd’hui dans les cercles académiques japonais. Cependant, après avoir découvert que l’affirmation de ce monde dans le Shôbôgenzô est fermement soutenue par les affirmations réalistes de maître Nâgârjuna dans les Mûla madhyamakâ karikâ, j’en suis venu à croire qu’il devient urgent d’effectuer un profond examen des bases du bouddhisme authentique.

2) Le rejet de Senni gedô (les penseurs non-bouddhistes comme Senika) et de danken gedô (ucchedadrsti)

Dans le premier chapitre, Bendôwa ("Propos sur la pratique de la voie"), maître Dôgen cite la sentence suivante : "En d’autres mots, ce corps physique, étant né, se dirige immanquablement vers la mort, mais cette essence mentale ne meurt jamais." Puis il commente : "La conception exprimée là n’a rien à voir avec le dharma du Bouddha. C’est la conception de l’hétérodoxe Senika." [7]. Au chapitre 37, Shinjin gakudô ("L’étude de la voie par le corps et par l’esprit"), maître Dôgen cite les paroles du maître Hyakujô Ekai : "Si quelqu’un s’attache à la compréhension qu’étant originellement purs et libérés, nous sommes naturellement bouddha et naturellement un avec la voie du zen, [celui-ci] fait partie des adeptes non-bouddhistes du naturalisme." [8].

Ces deux citations étayent mon allégation que maître Dôgen rejette les deux conceptions philosophiques fondamentales, la conception idéaliste qui croit en une essence spirituelle éternelle et le naturalisme matérialiste qui croit en la perfection humaine innée et dans la libération intrinsèque.

3) Les quatre couches philosophiques

Dans le chapitre 3, Genjôkôan ("L’univers réalisé"), maître Dôgen décrit quatre points de vue philosophiques. Il s’agit de : 1) Lorsque tous les dharmas sont [vus comme] le dharma du Bouddha, 2) Lorsque les innombrables dharmas n’ont plus chacun de soi, 3) La voie du Bouddha transcende fondamentalement l’abondance et le manque, et 4) Malgré cela, les fleurs tombent à notre regret et les mauvaises herbes poussent à notre déplaisir. [9]

J’interprète ces quatre points de vue de la manière suivante : "Lorsque tous les dharmas sont [vus comme] le dharma du Bouddha" signifie "lorsque toutes les choses et tous les phénomènes sont interprétés à travers un système de croyance dénommé bouddhisme", ce qui évoque un point de vue idéaliste. "Lorsque les innombrables dharmas n’ont plus chacun de soi" se réfère au cas où toutes les choses et tous les phénomènes sont examinés d’un point de vue non-subjectif, autrement dit objectif. "La voie du Bouddha transcende fondamentalement l’abondance et le manque" signifie l’acte réel qui est distinct des notions d’objectivité et de subjectivité. "Malgré cela, les fleurs tombent à notre regret et les mauvaises herbes poussent à notre déplaisir" est une description du véritable état des choses — une description de la réalité.

4) La vénération de l’action et de la pratique de zazen

Le Shôbôgenzô contient de nombreux chapitres qui ont trait à l’action. Entre autres Bendôwa ("Propos sur la pratique de la Voie"), Genjôkôan ("L’univers actualisé"), Jûundô shiki ("Règles pour la seconde salle des nuages"), Senjô ("Se laver"), et Shoaku makusa ("Ne pas faire le mal") [10]. Ce qui renforce ma conviction que la philosophie bouddhiste traite de l’action elle-même. Nous possédons tous deux capacités fondamentales : la capacité de penser et celle de percevoir. En utilisant notre capacité de penser, nous avons créé les philosophies idéalistes les plus parfaites. En ayant confiance dans notre capacité de percevoir, nous avons créé des théories scientifiques exceptionnelles. Mais le Bouddha Gautama s’était aperçu qu’aussi excellentes que soient ces deux capacités, elles ne forment pas la matière de notre vie. Il avait remarqué que nos vies sont en fait une série d’actions au moment présent. Sa réalisation de cette vérité a formé la base du bouddhisme et de son système philosophique qui ne repose ni sur l’idéalisme ni sur le matérialisme. C’est pour cette raison que la philosophie bouddhiste est si difficile à comprendre. Une étude approfondie du Shôbôgenzô révèle clairement qu’il s’agit du fondement philosophique du bouddhisme et maître Dôgen, tout comme le Bouddha Gautama avant lui, nous presse de pratiquer zazen afin d’observer la réalité qui est au centre de la conviction bouddhiste. Il insiste sur le fait que la pratique de zazen nos permet d’observer la nature de la réalité qui est là et de réaliser ce qu’est l’action.


Le bouddhisme avant la restauration de Meiji

Il semblerait que le système de pensée bouddhiste exposé par maître Dôgen et maître Nâgârjuna ait été perdu par les bouddhistes d’aujourd’hui au Japon. Il est donc important de vérifier si leur système de pensée existait avant l’ère Meiji ou non. Le problème peut étre éclairci en examinant les ouvrages qui ont été conservés du maître Bokusan Nishiari (Kin’ei). Voici une chronologie sommaire de sa vie [11] :

1821 : Il naîtPhotographie Nishiari Bokusan (1821-1910) dans la ville d’Hachinohe dans la préfecture d’Aomori, le fils de Chozaburo Sasamoto.
1833 : Il devient moine bouddhiste sous la direction de maître Chôryû Kinryû au temple Choryûji à l’âge de 12 ans et y étudie le bouddhisme pendant 7 ans.
1839 : Il part pour Sendai où il étudie le bouddhisme avec le maître Ten’ô Etsu’on au temple Shôonji.
1841 : Il entre au monastère de Kichijôji à Edo (aujourd’hui Tôkyô).
1842 : Il devient un moine certifié et reçoit la transmission du dharma de maître Ansô Taizen au temple Honnenji à Edo. Il prend la direction du temple Hôrinji à Edo comme abbé.
1850 : Il devient l’étudiant de Gettan Zenryû, fort célèbre pour ses études sur le Shôbôgenzô, au temple Kaizôji dans la préfecture de Kanagawa.
1862 : À partir de 1862, Nishiari prend successivement la direction des temples suivants : Nyoraiji (préfecture de Shizuoka), Eichô’in (préfecture de Kanagawa), Sôsanji (Tôkyô) et Hôsenji (préfecture de Gunma).
Après la Restauration du Meiji en 1868, les moines bouddhistes sont autorisés à utiliser leur propre nom de famille et il se fait enregistrer sous le nom de Nishiari.
1875 : Après 1875, il prend successivement la direction des temples suivants : Hôkôji (préfecture d’Aomori), Chûôji (Hokkaido), Kasuisai (préfecture de Shizuoka) et Denshinji (préfecture de Shizuoka).
1899 : Un bienfaiteur lui fait construire un temple du nom de Saiyûji à Yokohama.
1901 : Il devient abbé de Sôjiji (préfecture d’Ishikawa), l’un des deux temples principaux de l’école sôtô.
1910 : Il meurt à Yokohama le 4 décembre à l’âge de 90 ans.

Illustration : Nishiari Bokusan (1821-1910)

On voit dans cette biographie que Bokusan Nishiari a étudié le bouddhisme dans la tradition de l’école sôtô avant la restauration de Meiji et que les universités japonaises n’exercent une quelconque influence sur la pensée bouddhiste. Il est heureux que ses nombreuses conférences sur le Shôbôgenzô aient été transcrites dans son Shôbôgenzô keiteki ("Guide du Shôbôgenzô") et soient aujourd’hui disponibles. Nous pouvons nous faire une image précise de sa compréhension du bouddhisme en les lisant. Le Shôbôgenzô keiteki est composé des vingt-neuf chapitres suivants :

Bendôwa ("Propos sur la pratique de la voie"), Maka hannya haramitsu ("Mahâ prajñâ pâramitâ"), Genjôkôan ("L’univers actualisé"), Ikka no myôju ("Une perle brillante"), Sokushin zebutsu ("L’esprit n’est autre que le bouddha"), Uji ("L’existence et le temps"), Sansuikyô ("Le sûtra des montagnes et des rivières"), Shinfukatoku ("L’esprit ne peut être saisi" [première version]), Kokyô ("Le vieux miroir"), Kankin ("La lecture des sûtras"), Busshô ("La nature de bouddha"), Gyôbutsu igi ("Les actes dignes du Bouddha agissant"), Jinzû ("Les pouvoirs mystérieux"), Zazenshin ("L’aiguillon de zazen"), Butsukojô no ji ("L’état au-delà de Bouddha"), Inmo ("Cela"), Kaiin zanmai ("Le samâdhi du sceau de l’océan"), Juki ("L’annonciation"), Kannon ("Avalokiteshvara"), Arakan ("L’arhat"), Hakujushi ("Le cyprès"), Kômyô ("La claire lumière"), Shinjin gakudô ("L’étude de la voie par le corps et par l’esprit"), Muchu setsumu ("Enseigner un rêve dans un rêve"), Gabyô ("L’image d’un gâteau de riz"), Sesshin sesshô ("Exposer l’esprit et exposer la nature"), Shohô jissô ("Tous les dharmas sont la véritable forme"), Mujô seppô ("L’insensible enseigne le dharma") et Shôji ("Vies et morts"). [12]


La philosophie de maître Bokusan Nishiari

1) L’Affirmation de ce monde

Dans le chapitre Ikka no myôju ("Une perle brillante") du Shôbôgenzô keiteki, maître Bokusan donne son interprétation de "Une perle brillante" : "…que pour le Bouddha Gautama l’univers entier dans les dix directions peut être compris comme le dharma du véhicule unique ou tous les phénomènes sont la véritable forme. En bref, [Gensha] traite les situations comme le monde du dharma illimité d’un seul coup d’œil, comme s’il perçait du passé éternel jusqu’au futur éternel, sans rien au-dessus, sans rien en dessous, résolvant la différence entre l’intérieur et l’extérieur, manifestant l’unité du monde du dharma et arrêtant les débats sur la pratique et la réalisation, l’illusion et l’éveil." [13]

Dans ce commentaire, maître Bokusan affirme clairement l’existence réelle de ce monde comme étant le dharma.

2) Le rejet de shashvatadrsti et ucchedadrsti

Dans le chapitre Bendôwa ("Propos sur la pratique de la voie") du Shôbôgenzô keiteki, Bokusan affirme que dan et sont, l’une et l’autre, des conceptions non-bouddhistes.

Dan est une abréviation de danken gedô. Dan signifie "couper", ken, "la vue", ge, "en-dehors", et , "la voie bouddhiste". Danken gedô fait donc référence à la conception non-bouddhiste qui nie que la perpétuation du bonheur ou du malheur dépende du comportement moral. Danken gedô est la traduction en chinois du sanskrit ucchedadrsti qui renvoie aux systèmes philosophiques matérialistes de l’Inde ancienne.

est une abréviation de Jôken gedô. Jô signifie "continuel", ken, "la vue", ge, "en-dehors" et dô, "la voie bouddhiste". Jôken gedô fait donc référence à la conception non-bouddhique qui croit en l’éternité de l’esprit et interprète toutes choses et tous les phénomènes d’après l’esprit. Jôken gedô est la traduction en chinois du sanskrit shashvatadrsti, l’ancienne philosophie indienne qui croyait en l’éternité de ce monde et en celle de l’esprit.

Maître Bokusan réfutait à la fois danken gedô et jôken gedô dans les passages suivants :

"Les conceptions non-bouddhistes sont simplement les deux conceptions de dan et de jô. Les deux conceptions de dan et de jô forment tout ce qui fermement condamné par le bouddhisme… Dan et jô, que les non-bouddhistes et les personnes ordinaires soutiennent, entendent penser le grand mécanisme de ce monde d’après leur propre esprit étroit, et comme ils se servent d’illusions et de considérations, tantôt ils utilisent dan, tantôt jô. Ces idées sont toutes opposées à la forme véritable du dharma, il s’agit de conceptions totalement empoisonnées qui vont à l’encontre de la nature. Donc, ce qu’ils reconnaissent comme dan et jô n’est pas ce qu’ils éprouvent comme dan et jô produisant divers dharmas matériels et mentaux, ils éprouvent dan et jô en pensant intellectuellement à divers dharmas matériels et mentaux. Ainsi, leurs dan et jô peuvent être qualifiés de relatifs." [14]

En lisant ces phrases, on peut clairement voir que maître Bokusan insiste sur le fait que le bouddhisme est complètement différent d’une philosophie idéaliste comme celle de Senika ou des philosophies matérialistes comme celles des "six penseurs non-bouddhistes" qui vivaient à l’époque du Bouddha Gautama.

3) Les quatre couches philosophiques

Nous avons vu les quatre croyances fondamentales des Mûla madhyamakâ karikâ et les quatre points de vue philosophiques du Shôbôgenzô. Pouvons-nous maintenant trouver la même structure quadripartite dans l’œuvre de maître Bokusan ? Le passage suivant est extrait du chapitre Busshô ("La nature de bouddha") du Shôbôgenzô keiteki :

"Les montagnes sont hautes et l’océan profond, un homme marche debout et un rat court sur une poutre. Tout cela relève de philosophies superficielles. Même le mont Fuji peut être détruit si nous [voulons] le détruire, même l’océan peut être enseveli si nous [voulons] l’ensevelir. Tout ce que nous voyons actuellement relève de philosophies séculières et manifeste une forme superficielle. S’il existe un moment quelconque où tout le ciel et la terre se transforme, il n’y a rien qui puisse être appelé l’immuable éternel. Il n’y a rien ici qui soit décrit par : « le Tathâgata demeure éternel et il n’y a ni changement ni transformation. » Toutes sont des philosophies superficielles. Les concepts sont également superficiels. Dans cette situation, les gens professent habituellement [leur croyance dans le concept de] « vacuité » de manière répétée. Hors, lorsque nous pensons aux faits et aux formes, même s’il ne s’agit en théorie que de formes vides, ils ne sont que la véritable existence de tous les phénomènes dans leur forme véritable… Donc, lorsque nous les regardons sur une base théorique, il s’agit des formes de la vacuité, mais lorsqu’on les regarde sur la base des formes factuelles, ils sont immanquablement existence réelle. C’est pourquoi nous disons que l’existence et la non-existence sont toutes deux superficielles en réalité. De cette manière, nous appelons ce qui est différent de la non-existence et de l’existence, la voie du milieu. Cependant, cette voie du milieu ne possède pas de réelle existence autre que son nom. Si on abandonne l’existence/non-existence, il n’y a rien qui puisse être dénommé voie du milieu. Mais en abandonnant l’attachement aux formes de l’existence/non-existence, nous les considérons toutes comme la voie du milieu. Dans la doctrine tendai on dit ainsi : « aucun des deux n’est la voie du milieu, mais les deux illuminent la voie du milieu. » Dans notre rejet qu’elle soit différente de l’existence et de la non-existence, la [véritable] existence est immédiatement la voie du milieu et la [véritable] non-existence est immédiatement la voie du milieu. La voie du milieu est immédiatement la nature de bouddha." [15]

Ce passage montre que maître Bokusan accepte l’existence et la non-existence comme des notions tout en pensant qu’elles sont superficielles. Ce ne sont que des pensées dans nos cerveaux et les conséquences de nos perceptions. Il affirme que la voie du milieu est ce qui est réel et différent des concepts, et il l’identifie avec la nature de bouddha.

4) La vénération pour l’action et pour la pratique de zazen

Dans le Gyôbutsu igi ("Les actes dignes du Bouddha agissant") du Shôbôgenzô keiteki, maître Bokusan écrit :

"« Les Bouddhas, demeurant dans la dimension de vérité du Bouddha, ne recherchent pas l’éveil. » L’éveil signifie l’éveil égal ou l’éveil merveilleux, mais nous n’avons pas besoin d’attendre les effets bouddhistes de l’éveil égal ou de l’éveil merveilleux. La signification des mots selon lesquels il n’est pas nécessaire d’attendre l’éveil comme un résultat est la pensée du maître que les Bouddhas du passé, du présent et du futur sont tout simplement le Bouddha agissant. « La maîtrise de l’action dans la dimension au-delà du Bouddha… » Les bouddhas ne restent pas aux lieux des bouddhas et cela est décrit comme la dimension au-delà du Bouddha. Nous y replacer est appelé la maîtrise de l’action. Maîtriser l’action dans la dimension au-delà de Bouddha ou entrer directement dans les conditions de Bouddha n’est que rencontrer nous-mêmes Bouddha juste maintenant, et il est impossible pour nous [de le faire] lorsqu’on se repose sur le Bouddha qui parle. Sur quoi devrons-nous nous reposer ? Nous nous reposons sur le seul Bouddha agissant. Il nous est donc nécessaire de comprendre le Bouddha agissant. Lorsque nous agissons, le Bouddha agissant apparaît aussitôt. Lorsque nous pratiquons un pouce de zazen, nous pouvons devenir un bouddha d’un pouce. Vouloir devenir Bouddha n’est qu’une illusion. Le Bouddha n’a pas de défaut. Vouloir devenir Bouddha n’est qu’une illusion. Au lieu d’y penser, contentez-vous de pratiquer zazen : Là existe immédiatement le Bouddha." [16]

Ces phrases montrent la maîtrise de l’action et de zazen de maître Bokusan.


Le bouddhisme japonais après la restauration de Meiji

La restauration de Meiji eut lieu en 1868 et fut une révolution politique et sociale. Jusqu’à cette époque, le développement croissant de l’économie capitaliste avait de plus en plus affaibli le système social féodal qui régissait le pays. En outre, les pays occidentaux pressaient désormais le Japon d’ouvrir ses ports au commerce. Finalement, quelques-unes des provinces féodales les plus fortes réalisèrent qu’il était inéluctable d’établir un nouveau et puissant gouvernement capable de diriger une nation moderne. Formant une alliance solide, ces provinces firent lever une armée capable de défaire le gouvernement Tokugawa en place.

Haibutsu kishaku

Ôsei fukko, "restaurer la monarchie", fut l’un des slogans de la restauration de Meiji. Il fut utilisé afin de conforter l’enthousiasme populaire à effacer tous les usages culturels et les institutions qui avaient été prédominants pendant l’époque Tokugawa. Le bouddhisme n’y échappa pas. Pendant environ cinq ans à partir du début de la restauration de Meiji, un mouvement populaire de destruction se déchaîna de façon incontrôlée, de nombreux temples bouddhistes furent détruits et des milliers de moines et nonnes bouddhistes furent renvoyés de force à la vie laïque. Ce mouvement fut connu sous le nom de haibutsu kishaku. Hai signifie "rejeter", butsu, "le Bouddha", ki, "abolir", et shaku est pour Shâkyamuni (le Bouddha Gautama). Rejeter le Bouddha et abolir Shâkyamuni ! Le mouvement eut un effet irréversible sur le bouddhisme traditionnel japonais malgré les efforts des mouvements qui tentèrent de défendre les traditions. Le courant continu de l’histoire balaya tout sur son passage. [17]

Les études bouddhiques dans les nouvelles universités

Après la restauration de Meiji, le nouveau gouvernement fut impatient d’apprendre les manières occidentales. En 1878, l’Université de Tôkyô fut fondée, bientôt suivie par l’ouverture d’autres universités. De nouveaux courants apparurent dans les études bouddhiques résolus à étudier le bouddhisme d’une façon plus occidentale et scientifique. Bun’yû Nanjô (1849-1927), Junjirô Takakusu (1866-1945), Kaikyoku Watanabe (1872-1932), Unrai Ogiwara (1869-1937) et d’autres se rendirent en Angleterre, en Allemagne et en France afin d’étudier le bouddhisme selon les critères de la pensée occidentale.

Daijô hibussetsu ron

Daijô signifie "le bouddhisme du grand véhicule", hi, "n’est pas", bussetsu, "les enseignements bouddhistes" et ron, "théorie". Ainsi daijô hibussetsu ron désigne la théorie selon laquelle le bouddhisme du grand véhicule n’est pas le [vrai] bouddhisme. Au sein de ces nouveaux et puissants courants d’études bouddhiques, il y avait des spécialistes comme Senshô Murakami (1851-1929) et Masaharu Anezaki (1873-1949). Ils croyaient que le bouddhisme ne pouvait être compris que par l’étude savante de ce que le Bouddha Gautama avait enseigné directement durant sa vie, et que toutes les nombreuses et complexes théories qui étaient apparues après sa mort n’étaient pas du vrai bouddhisme. Ils prétendaient que les enseignements du bouddhisme du grand véhicule n’étaient donc pas fiables, car ils n’étaient que des additions aux enseignements originels et qu’ils ne pouvaient qu’induire en erreur. [18]

Les modifications apportées aux études bouddhiques

Les bouleversements de la restauration de Meiji ayant énormément influencé le bouddhisme, plus particulièrement les mouvements du haibutsu kishaku et du daijô hibussetsu ron, les spécialistes du bouddhisme ont introduit quatre changements majeurs dans ce qui allait devenir l’interprétation acceptée du bouddhisme :

1) Suppression de la distinction entre paramârtha et samvrti

Paramârtha (jap. shintai) signifie "la vérité la plus haute ou complète, la connaissance spirituelle", que l’on traduit souvent par "vérité ultime" ; et samvrti (jap. zokutai) signifie "occupation ordinaire, être, exister, devenir ou se produire", souvent traduit par "vérité relative". Pendant des millénaires, le bouddhisme avait maintenu une claire distinction entre ces deux termes. Il n’est pas facile d’expliciter le sens originel de cette différence, mais il nous faut tenter de le faire si nous voulons avoir une compréhension claire du bouddhisme originel.

Le chapitre 2 des Mûla madhyamakâ karikâ est intitulé "Examen de l’allé et du non-allé". Il explique la différence entre le monde conceptuel, dans lequel on trouve le langage et les usages sociaux, et le monde réel, qui est antérieur et extérieur à la dimension conceptuelle. Maître Nâgârjuna oppose le processus de connaissance consciente d’un acte (la mémoire) avec l’acte instantané lui-même au moment présent. Il utilise l’exemple de "allé", "non-allé" et "allant" en tant que connaissance consciente pour établir une distinction avec l’acte réel de la marche. Cette nette distinction entre la fonction conçue et l’acte réel lui-même se trouve au cœur de la philosophie bouddhiste.

L’espèce humaine est dotée de formidables forces intellectuelles et nos civilisations reposent sur le pouvoir de la pensée et de la perception. Parfois, comme Platon, nous nous retrouvons en train de croire que les pensées contenues dans nos cerveaux existent vraiment. Ou parfois, comme l’a fait Karl Marx, que les formes que nous percevons par nos organes sensoriels sont des substances réelles. Alors qu’il était assis en zazen, le Bouddha Gautama observa qu’aucune de ces deux positions n’était vraie, qu’elles étaient toutes deux illusoires. Il a observé que ce qui était vrai était son assise. Il lui parut évident que ses pensées et ses perceptions existaient dans le domaine de la connaissance conçue et que son acte au moment présent était la seule chose réelle. Cette simple reconnaissance de la "façon dont sont les choses" est le point de départ fondamental du bouddhisme. Au chapitre 2, en utilisant à nouveau "aller" comme exemple, maître Nâgârjuna explique la différence entre la reconnaissance conçue d’un acte qui a été accompli, "allé" (gata), un acte qui n’a pas encore être accompli, "pas encore allé" (agata), l’action en tant que processus dans le présent, "allant" (gamyamânam), et l’acte réel instantané dans le présent (gamyate). Ses explications sont exceptionnelles de clarté. En m’appuyant sur elles, j’interprète samvrti dans le sens de la connaissance conçue dans les domaines de la pensée et de la perception et paramârtha dans le sens du point de vue philosophique du bouddhisme fondé sur l’action, la réalité et le dharma. Par réalité, je n’entends pas seulement la matière physique, comme le croient les matérialistes, mais l’expérience véritable, distincte à la fois de la pensée et de la substance physique.

Les changements apportés par le daijô hibussetsu ron ont effacé cette insistance fondamentale sur la distinction entre le point de vue conceptuel ou intellectuel (samvrti), et le point de vue fondé sur l’action (paramârtha).

2) L’incompréhension de catvâri satyâni

Les Mûla madhyama kâkarikâ, le Shôbôgenzô et le Shôbôgenzô keiteki sont tous trois construits autour de la même structure philosophique en couches superposées qui utilise quatre points de vue. Il ne s’agit pas d’une coïncidence mais le reflet du principe bouddhiste fondamental appelé catvâri satyâni, "les quatre points de vue" : duhkha satya, samudaya satya, nirodha satya et mârga satya. On peut dire que le bouddhisme s’efforce de découvrir ce qu’est la réalité mais comme la réalité est au-delà des concepts, à la fin, il s’avère impossible de décrire avec des mots ce qu’est la réalité. Comme habituellement nous identifions une chose par la signification verbale que nous lui attribuons, nous confondons constamment notre vision conceptualisée de la réalité avec la réalité elle-même qui existe hors de la dimension conceptuelle. Bien que nous vivions en permanence dans la réalité, sa principale caractéristique est qu’elle transcende à la fois les pensées et les perceptions, elle est distincte de ce que nous en pensons qu’elle est et de ce que nous en percevons. Pour essayer de décrire la réalité, il nous faut adopter une approche unique : la méthode quadripartite que l’on appelle catvâri satyâni.

I) Duhkha satya (la philosophie de l’angoisse) qui évoque une philosophie idéaliste. Lorsque nous pensons à quelque chose, nos idées sont toujours plus parfaites que la situation réelle et ce décalage entre nos projections parfaites et la réalité imparfaite provoque l’angoisse. Ainsi duhkha satya évoque une philosophie de l’angoisse, ou l’idéalisme tel qu’il existait dans l’Inde ancienne.

II) Samudaya satya (la philosophie de l’accumulation) évoque une philosophie fondée sur l’accumulation d’éléments matériels. Une fois déçu de la nature imparfaite de la réalité à l’aune de ses idéaux, on vire souvent à l’extrême opposé, et l’on se trouve happé par une vision matérialiste du monde. On se met à croire que la substance physique soit la seule chose à laquelle se fier. Ainsi samudaya satya évoque une philosophie matérialiste telle qu’elle existait dans l’Inde ancienne.

III) Nirodha satya (la philosophie de l’autorégulation) sous-entend un système philosophique fondé sur l’action. Le Bouddha Gautama fut troublé par la contradiction entre la pensée idéaliste et le monde matériel et il lui fallut de nombreuses années de recherche pour comprendre que l’action dans le moment présent fonde la réalité. Il a alors élaboré sa philosophie autour de cette donnée. Dans toute l’histoire de la philosophie, il n’y a jamais eu d’autre qui soit fondée sur l’action au moment présent. C’est pourquoi l’expression "la philosophie de l’action" sonne étrangement à nos oreilles. Pourtant l’excellence du bouddhisme à décrire le monde réel "tel qu’il est" provient de ce qu’il est enraciné dans cette philosophie unique.

IV) Mârga satya (la philosophie de la voie) évoque une philosophie fondée sur l’identité de l’action et de la loi de l’univers. Le bouddhisme affirme que notre vie n’est qu’une succession d’actes au moment présent, ce qui signifie que le plus important dans notre vie consiste à accomplir correctement notre action ici et maintenant. Tel est le fondement de la morale bouddhiste : une morale qui n’est pas abstraite de nos actes présents, mais qui se trouve ici avec nous à chaque instant. Nous pouvons dire que les actions correctes sont en harmonie avec l’univers, elles obéissent à ses lois. Ainsi agir correctement au moment présent consiste à suivre la loi de l’univers.

Catvâri satyâni, "les quatre philosophies", nous fournit ces quatre couches superposées avec lesquelles nous pouvons expliquer la réalité, et nous nous apercevons qu’elles forment la structure sous-jacente des ouvrages philosophiques du bouddhisme.

3) L’affaiblissement de la pratique

Le bouddhisme n’est pas une recherche intellectuelle. Il s’agit d’une recherche pratique, ce qui veut dire que la pratique est essentielle dans l’élaboration de la philosophie bouddhiste. Cependant, l’empressement que les spécialistes du bouddhisme d’après la restauration de Meiji ont mis à se mettre au diapason de la méthode rationnelle occidentale les a conduits à trouver ridicule l’idée qu’une pratique quelconque soit nécessaire pour clarifier la théorie bouddhiste. Ils ont jugé qu’elle n’était ni rationnelle ni scientifique. Ces savants ont fini par penser que toutes les idées pouvaient être comprises par le seul effort intellectuel, ce qui les a amené à enjoindre le bouddhisme de renoncer à ses pratiques traditionnelles après la restauration de Meiji. Cette attitude a fermé la porte à l’étude de la philosophie de l’action, et c’est ainsi que les bouddhistes japonais ont perdu l’habitude d’étudier le bouddhisme à partir de la pratique.

4) La perte du réalisme bouddhiste : du bouddhisme pratique au bouddhisme intellectuel

On ne peut nier la foi qu’exprimaient maître Nâgârjuna dans les Mûla madhyamakâ karikâ et maître Dôgen dans le Shôbôgenzô en l’existence de ce monde. On constate que leurs écrits philosophiques expriment une vision réaliste bien différente de l’idéalisme et du nihilisme des spécialistes japonais d’après la restauration de Meiji, lesquels plaçaient résolument le bouddhisme dans le champ des études intellectuelles et qui, de surcroît, n’aimaient guère affirmer la réalité de ce monde. Ils interprétaient le concept sanskrit de shûnya dans le sens nihiliste de "rien" ou de "vide" afin qu’il s’adapte à leur volonté insistante de considérer ce monde-ci comme dépourvu d’existence réelle. Mais si on l’interprète du point de vue qui affirme ce monde réel, shûnya a un autre sens. Il signifie "évidé, nu, désert, abandonné" au sens de l’état dénudé, nu, dépouillé et transparent de la réalité "telle qu’elle est". La traduction que l’on choisit dépend de notre conception fondamentale du bouddhisme. Si nous pensons que le bouddhisme n’affirme pas ce monde, le sens de vacuité ou de vide peut faire sens. Mais si nous pensons que le bouddhisme exprime une affirmation profonde de cette réalité-ci, alors le sens de "tel qu’il est" est plus approprié. Maître Dôgen comme maître Nâgârjuna insistaient sur le caractère réaliste de la philosophie bouddhiste. Réaliste, non au sens d’un matérialisme pratique, mais au sens de l’action présente. Nombre de matérialistes croient qu’ils sont réalistes, que le monde matériel est le seul fondement du réalisme. Le bouddhisme, quant à lui, affirme que la réalité ne se confond ni avec les idées ni avec la matière physique mais avec l’action au moment présent ici même. Il y a donc une distinction importante entre le réalisme matérialiste qui croit en l’existence absolue de la matière à travers le temps et le réalisme bouddhiste qui croit que le monde existe au moment présent. Pourtant, après la restauration de Meiji, les spécialistes japonais ont rejeté le réalisme bouddhiste et transformé la philosophie bouddhiste en une sorte de nihilisme idéaliste.


Après la seconde Guerre mondiale

Presque un siècle après la restauration de Meiji, la défaite du Japon par les forces alliées en 1945 a encore entraîné d’énormes changements. Le spiritualisme nationaliste qui avait dominé le Japon fut presque totalement anéanti et la population s’est massivement tournée dans la direction opposée — pour devenir une société de plus en plus matérialiste. Le bouddhisme a alors perdu toute sa puissance se transformant alors en une religion de funérailles.

1) L’apparition de nouvelles religions

Dans la société d’après-guerre de nouvelles religions sont apparues issues du bouddhisme, mais qui offraient aux fidèles le bonheur et la récompense financière à leur dévotion. Dans la confusion et le vide spirituel des années d’après-guerre, beaucoup rejoignirent ces religions pour la sécurité et la promesse du salut qu’elles offraient.

2) Le bouddhisme nihiliste

Kitarô Nishida (1870-1945), un philosophe bien connu de l’Université de Kyôto, élabora sa propre philosophie autour de la notion de "néant absolu". Nishida attira auprès de lui nombre d’étudiants excellents. Certains avaient étudié le bouddhisme dans l’école rinzai et ils créèrent leur propre théorie bouddhiste dans la continuité de la philosophie de Nishida autour de la notion de mu ou de néant.

3) Le point de vue commun et accepté

La recherche bouddhiste japonaise s’est constituée à partir d’une théorie "acceptée" qui a été littéralement reprise par tous les spécialistes japonais. Cette théorie utilise trois notions essentielles : engi, mujishô et .

Engi provident de l’expression sanskrite pratîtya samutpâda que Kumârajîva traduisit en chinois par "causes et conditions". En signifie "conditions" et gi/ki "se produire". Engi se traduit donc par "ce qui est produit selon les conditions". Ce qui est interprété par la plupart des spécialistes japonais comme la "relation mutuelle qui apparaît selon les conditions sans être une existence substantielle".

Mujishô provient du sanskrit na svatâ. Na est une particule négative et svatâ signifie "l’essence du soi". Les termes na svatâ et mujishô sont donc interprétés comme une réfutation du soi en tant qu’entité réelle. C’est là un exemple supplémentaire de l’attitude nihiliste qui imprègne les études bouddhiques au Japon.

, qui provient du mot sanskrit shûnya, est interprété dans le sens de "vacuité, néant", plutôt que, comme je l’ai suggéré plus haut "nu, dépouillé — l’état des choses telles qu’elles sont".

Ainsi, les trois piliers du bouddhisme accepté au Japon sont-ils entièrement fondés sur des postulats nihilistes.


L’importance d’une discussion ouverte

J’ai décrit quelques-uns des changements majeurs qui ont eu lieu depuis la restauration de Meiji dans la conviction et la philosophie du bouddhisme, et qui ont affecté l’essence même de sa pensée. Poursuivre la discussion est d’une grande importance. Le problème est sérieux — jusqu’à quel point ces changements ont-ils touché le cœur de la pensée bouddhiste au Japon ? Je pense que le bouddhisme d’avant la restauration de Meiji était un bouddhisme pratique s’appuyant sur des pratiques comme le zazen et que le bouddhisme qui est apparu à la suite des grands bouleversements de cette époque est un bouddhisme intellectuel, une religion fondée sur des idées et non plus enracinée dans l’expérience. J’espère énormément que les spécialistes du bouddhisme seront poussés à étudier ce sujet et étudieront plus en détail les données historiques. Je crois que cette recherche permettra, non seulement de jeter un éclairage nouveau sur les changements advenus, mais également de clarifier davantage le fond originel des croyances et le système philosophique originel qui étaient essentiels dans le bouddhisme avant ces changements.


© Gudô Nishijima, 1997. Traduction française Jean Girard. Reproduction interdite.


Notes

1. Nâgârjuna, Chûron ("Les stances du milieu"), traduction Gudô Wafu Nishijima, Kanesawa bunko, 1996, Chapitre 1. [Retour]
2. Ibid. , chapitre 1, 1ere stance. [Retour]
3. Ibid., chapitre 1, 2e stance. [Retour]
4. Ibid., chapitre 1, 4e stance. [Retour]
5. Ibid., chapitre 1, 9e stance. [Retour]
6. Gudô Nishijima & Chôdô Cross, Master Dôgen’s Shôbôgenzô, 1er volume, Windbell Publications, 1994. [Retour]
7. Ibid., 1er volume, p. 14. [Retour]
8. Ibid., 1er volume, pp. 253-54. [Retour]
9. Ibid., 1er volume, p. 33. [Retour]
10. Ibid., 1er volume. [Retour]
11. Zengaku Daijiten ("Le grand dictionnaire des études zen"), Komazawa daigakunai, Taishûkan Shoten 1978, 2e volume, p. 977. [Retour]
12. Bokusan Nishiari, Shôbôgenzô keiteki ("Guide du Shôbôgenzô"), Daihôrinkaku, 1978, 3 volumes. [Retour]
13. Ibid., 1er volume, p. 354. [Retour]
14. Ibid., 1er volume, pp. 156-57. [Retour]
15. Ibid., 2e volume, p. 177. [Retour]
16. Ibid., 2e volume, p. 330. [Retour]
17. Zennosuke Tsuji, Meiji bukkyôshi no mondai ("La question de l’histoire des études bouddhiques sous l’ère Meiji"), Ritsubun Shoin, 1949, pp. 4-81. [Retour]
18. Yusen Kashiwabara, Nihon bukkyôshi ("Histoire des études bouddhiques au Japon), Kindai, Yoshikawa Kobunkan, 1990, pp. 87-92. [Retour]


Photographies : Gudô Nishijima, l'empereur Meiji, Kôdô Sawaki (DR).

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A lire sur le site :

Le Shôbôgenzô, une présentation de l'ouvrage de Dôgen
Les figures de l'école sôtô moderne, une présentation des principaux enseignants de l'école japonaise depuis la fin du XIXe siècle.


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