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Le milieu de la pratique zen : Pour une spiritualité du dialogue

Un article de Fabrice Blée (2e partie)



Fabrice BléeFabrice Blée est professeur à la Faculté de Théologie de l'Université Saint-Paul d'Ottawa (Canada) où il enseigne la théologie des religions et le dialogue interreligieux.

Il est le directeur de la collection "Spiritualités en dialogue" aux Éditions Médiaspaul, où il a lui-même publié Désert de l'altérité (Médiaspaul 2004), un ouvrage sur le dialogue interreligieux monastique.

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Sommaire

[1] Introduction
[2] De l'espace géographique (cette page)
[3] De l'espace intérieur
[4] De la structure interne
[5] De l'éveil en toute simplicité
[6] Dialogue et renouveau contemplatif

"Le milieu de la pratique zen : Pour une spiritualité du dialogue" est paru dans la revue Origins: Journal of Cultural and Religious Studies, Centre for the Study of Traditional Culture, Zalau, Roumanie (numéro 3-4/2002). © Fabrice Blée. Reproduction interdite.



1. De l'espace géographique

Avoir accès à la méditation zen exige en tout premier lieu de se faire accepter dans l'enceinte d'un monastère (sôdô), ce qui représente une difficulté en soi. Loin d'encourager l'entrée des novices ou de toute personne désireuse de se faire initier à la méditation, les autorités des lieux vont au contraire s'efforcer de les en dissuader. Lorsque le candidat arrive au monastère et demande à y être accepté, il est généralement refoulé pour diverses raisons. Il doit alors montrer sa volonté de s'intégrer malgré tout, en usant de courage et patience. Dans le meilleur des cas, il doit attendre plusieurs jours en position de sollicitation (niwa-zume). Mais il peut aussi faire face à une résistance physique pouvant occasionner coups et blessures. Le traitement réservé aux pratiquants laïques (koji) est bien moins sévère ; il s'inscrit néanmoins dans la même logique. Je me souviens qu'en demandant la permission à Kyûdô Nakagawa rôshi, lors d'une retraite qu'il conduisait à New-York, de participer au sesshin d'hiver (rôhatsu), la plus exigeante de toutes les retraites intensives de l'année, celui-ci se contenta de me faire remarquer que la seule source de chaleur disponible au monastère est le bâton d'encens qui brûle. Cette attitude, peu hospitalière au premier abord, est en réalité une marque de compassion, car c'est au fond le bien de l'éventuel pratiquant qui est en jeu, sachant qu'une fois admis parmi les moines, il aura à relever bien des épreuves qui, sans une préparation minimale, pourraient en bout de ligne lui apporter plus de confusion.

Par conséquent, pénétrer à l'intérieur du périmètre en question, que j'ai représenté par un cercle, revient à manifester sa détermination, au-delà de tout enthousiasme passager, à faire preuve de persévérance devant les obstacles inhérents à toute pratique sérieuse du zen. On ne peut en effet s'aventurer dans cette direction à moitié convaincu, car il est impossible de l'emprunter sans s'attendre à perdre ou à faire de grands sacrifices. Le désir de réaliser l'éveil est vain, s'il n'est proportionnel à l'acceptation de mourir à soi-même. Or, cette acceptation est éprouvée et confirmée dans l'acte même de franchir l'espace géographique, ce qui s'apparente en soi à une démarche de renoncement. Cet espace crée une rupture par rapport au monde familier du pratiquant ; y entrer, c'est renoncer à soi, à ses proches, à sa vie de tous les jours avec ses sécurités, sa routine, ses conforts multiples, ses obligations et ses distractions. Le moine était encore plus à même d'apprécier ce passage à l'époque où il lui fallait marcher de longues heures (angya) avant d'atteindre son monastère. Cela lui permettait de mieux intégrer la séparation comme une réalité physique et psychologique, en marchant au rythme de la chanson de Fun'yô Zenshô dont les premières paroles se lisent comme suit : "Déterminé à quitter ses parents, que veut-il accomplir ? C'est un bouddhiste, un moine désormais sans maison, et ce n'est plus un homme du monde ; son esprit est absorbé par la maîtrise du dharma."

En rupture mais non coupé du monde, l'espace géographique devient en quelque sorte sacré, non pas qu'il crée une distance avec le profane sur la base d'une dichotomie entre le pur et l'impur, mais, renvoyant toujours à l'expérience subjective, il représente avec force l'accès à la transcendance et les luttes que cela requiert. Sans condescendance à l'endroit du monde extérieur dans lequel le moine est appelé à retourner, cette démarcation de lieux s'inscrit plutôt dans la différenciation entre un contexte approprié à la réalisation de la vérité telle qu'elle est et un autre offrant bien trop de distractions pour l'être tout autant. Cela fait écho à l'idée rappelée par R. Panikkar, selon laquelle "toute la littérature monastique s'insurge avec sarcasme contre ceux qui croient qu'il est possible d'être moine sans cesser de vivre en famille et de fréquenter les bazars du monde." (Eloge du simple, le moine comme archétype universel, p. 69)

Une fois entré avec la permission et les encouragements du maître zen (rôshi), le novice (shintô) ou le pratiquant laïque ne peut sortir du périmètre monastique à sa guise. Il s'en remet aux autorités des lieux et s'engage à faire de ces derniers les frontières de sa propre réalisation, jusqu'à l'explosion de toute limite. L'espace géographique est aussi symbolique en ce sens qu'il devient l'"enceinte", lieu de gestation où le pratiquant s'éveille à sa nature réelle dans une transformation de soi culminant dans la grande mort (taishi).

L'aspect symbolique de cet espace est renforcé du fait que toute situation à l'intérieur est fondée sur le consentement et la volonté du pratiquant à faire éclater la vérité. C'est pourquoi, la vie dans l'espace géographique est lié non à l'idée de répression mais bien d'émancipation, et cela est d'autant plus clair qu'à Ryûtaku-ji aucune clôture ne sépare le temple du reste du monde. Il est possible pour n'importe qui d'aller et venir à n'importe quelle heure de la journée et de la nuit. L'autre élément qui renvoie à l'aspect symbolique de l'espace en question réside dans la figure des diverses déités que l'on retrouve dans le monastère, et tout spécialement celle du dragon (ryû) qui orne l'entrée du temple dont le nom, Ryûtaku-ji, signifie "temple du dragon de la rivière". Protecteur du dharma, le dragon détient dans ses griffes une boule dorée, symbole de connaissance et d'illumination (prajñâ). Avec ses pouvoirs surnaturels, il symbolise lui-même l'esprit absolu. Affirmer sa volonté de vivre dans l'enceinte du monastère revient en quelque sorte à se placer sous la protection du dragon et à l'affronter jusqu'à en incarner les mystères. Cet espace va prendre une valeur symbolique aussi parce qu'il est appelé à devenir le miroir de notre transformation et des illusions ou manifestations diaboliques (makyô) qui l'accompagnent et dont tout pratiquant est la proie tôt ou tard. Aussi calme et reculé soit-il, et précisément parce qu'il en est ainsi, cet espace va peu à peu s'animer au fur et à mesure de la pratique, devenant l'écran où se projettent les images de l'inconscient : des nuages prenant la forme de démons affamés qui se dévorent l'un l'autre, des gouttes de pluie se fracassant l'une après l'autre dans une flaque, ou encore le visage d'un sage, d'un serpent ou d'un lion qui apparaissent sur le plancher. Ces situations en continuelle évolution revêtent pour soi une signification soudaine, devenant les témoins de son entrée, au-delà de toute rationalisation, dans le pays enchanté de sa véritable nature.

La condition d'exilé vécue lors du passage effectué par le moine entre la maison et le monastère ne prend pas fin une fois admis en ce dernier. Au contraire, elle se poursuit et s'intensifie dans l'espace géographique, qui n'est pas un refuge, un lieu de repos à l'abri des remises en cause, une nouvelle routine que l'on substitue à l'ancienne, même si le risque qu'il en soit ainsi est toujours présent, mais une fenêtre ouverte sur la nature transitoire de sa condition, sur la réalité que rien en ce monde n'a d'existence en soi. Pour cela, le moine doit s'attendre à vivre dans des conditions difficiles et à en souffrir. Sans être recherchées pour elles-mêmes, les difficultés sont le lot de toute quête de la vérité. On ne saurait en faire l'économie. L'espace monastique est l'occasion d'emprunter la "grande voie" : jusqu'à la réalisation de la vérité ultime (grande mort), une voie sur laquelle il est demandé de mobiliser toutes ses énergies, même au risque de sa vie. La méditation assise joue ici un rôle essentiel, mais il en est ainsi en ce qu'elle se définit dans le rapport au silence et à la nature, deux éléments intimement liés qui caractérisent l'espace géographique en question.

En retrait des centres urbains, le monastère zen se confond souvent dans le silence de la nature environnante, si bien que silence et nature donnent à la méditation assise son cadre et son orientation. Le silence extérieur est la voie privilégiée vers un silence de l'esprit, sans lequel on ne peut mettre fin aux racines de l'ignorance et de la souffrance. Le silence est d'or, dès lors que l'on ne s'identifie plus au courant incessant de ses propres pensées ; ainsi seulement est-il possible de briser le voile des apparences. L'importance de ce silence est particulièrement évidente lors des retraites intensives de méditation (sesshin), où il faut éviter non seulement de dire mot, mais aussi d'entretenir quelque pensée ou intention que ce soit, comme celle de saluer ses confrères ; c'est une tentation que j'ai souvent eue et qui m'a amené à comprendre la profondeur de ce silence, lorsque la personne visée ne daignait pas répondre à mes bonnes intentions. Le silence ainsi respecté permet une attention radicale à l'instant présent ; mieux encore, il permet à la nature de nous le révéler avec plus de force.

L'une des premières choses que j'ai apprises à Ryûtaku-ji, c'est de vivre avec la nature, de m'y confronter, et d'y prêter attention, jusqu'à réaliser à quel point elle pouvait être une source riche d'enseignement. Le monastère zen offre une grande intimité avec la nature, une situation pas toujours facile à supporter, du moins dans les premiers temps de son séjour. Sans chauffage ni air conditionné, les bâtiments faits de bois et de papier sont régulièrement ouverts durant la journée. Cela oblige de vivre les rythmes de la nature, de ressentir les changements climatiques, et souvent de partager son espace avec toutes sortes d'insectes et d'animaux dont certains sont particulièrement hostiles, comme les moustiques, les fourmis rouges, les araignées, les mukade (sorte de mille-pattes venimeux) et certaines espèces de serpent. Cet environnement est cependant propice à ramener le moine - qui vit constamment pied nu été comme hiver - dans le moment présent, même si l'on est tenté d'emblée de l'interpréter comme déplaisant. Méditer la nuque à un mètre d'une fenêtre ouverte à quatre heures du matin en plein mois de janvier est un moyen radical pour ramener l'attention au temps présent qui, dans ce cas, se manifeste par une sensation de froid. Ce contact intime avec la nature contribue à réaliser avec force une vérité fondamentale du bouddhisme que le moine approfondira à travers sa méditation : l'impermanence (anatta), à savoir que tout phénomène est transitoire, en continuel changement, et donc sans substance propre (anâtman). L'adage populaire "après la pluie le beau temps" devient plus significatif que jamais. La chaleur du soleil réconforte, mais elle vient avec l'inquiétude relative à sa durée ; le froid et la pluie attristent, mais se doublent de l'espoir d'une prochaine éclaircie. La nature initie à l'impermanence des sensations ; en dévoilant l'insatisfaction perpétuelle qui lui est inhérente. En outre, le silence de la méditation révèle que chaque sensation est liée à une pensée et une émotion, et que pensées et émotions - comme la nature et les sensations que celle-ci procure - changent constamment : elles naissent, puis disparaissent. En réalisant l'impermanence de son environnement et de sa propre condition, le moine acquiert peu à peu la faculté d'accepter de façon égale toute situation qui se présente à lui dans le moment présent. Qu'il pleuve ou qu'il fasse soleil, le Mont Fuji est semblable à lui-même. Non seulement la nature lui rappelle de saisir l'instant présent, mais elle évalue aussi sa capacité à être équanime (upekkhâ).

La méditation zen acquiert sa force et sa particularité notamment parce qu'elle est pratiquée au contact de la nature, laquelle renvoie au caractère immédiat de l'expérience zen. La nature enseigne sans détour en s'adressant directement au corps. L'enseignement n'en est alors que plus profond, ce qui s'accorde parfaitement avec l'idée, fondamentale dans le zen, que ce qui est compris est éprouvé, pointant du même coup les limites de la connaissance purement intellectuelle : "Vous pouvez lire tant et plus des livres sur ces voies," disait W. Johnston dans une conférence, "mais sans la pratique, vous ne connaissez rien. Tel est l'enseignement des grands maîtres. Vous devez expérimenter la voie dans votre chair et votre sang." En me référant à D. T. Suzuki qui affirme que l'homme est rationnel et la nature brutale, je dirais que la confrontation avec la nature provoque le moine, le forçant à dépasser ses limites, celle de sa propre rationalité et de sa certitude profondément enracinée d'être une entité permanente et a fortiori détachée de son environnement.

Ces quelques remarques sur l'espace géographique montrent que la méditation zen ne se pratique pas avant d'en asseoir les fondations que sont la détermination, le renoncement et l'humilité, sans lesquels on ne peut espérer atteindre le plus haut degré de purification. Cela révèle du même coup que toute pratique méditative répond à une intention particulière qui, dans notre cas, oriente le pratiquant à abandonner, dans le dépassement de soi, toute idée préconçue concernant le bien et le mal pour s'éveiller, dans une attitude d'équanimité, à la réalité telle qu'elle est. La méditation zen n'ajoute rien. Elle ne cherche rien sinon à regarder le monde avec simplicité. Par conséquent, entrer dans l'espace géographique n'est pas s'isoler, mais se dénuder, se défaire des limites et fausses identités que l'on se crée. Mais on ne saurait pénétrer cet espace, à moins qu'il soit circonscrit dans l'espace intérieur. (.../...)