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Un bouddhisme agnostique ? par Stephen Batchelor


Stephen Batchelor"Ne pouvons-nous pas imaginer une forme individuée du dharma s'appuyant sur de petites communautés indépendantes d'amitié spirituelle ? Ne pouvons-nous pas envisager un bouddhisme ancré dans notre existence, thérapeutique, démocratique, imaginatif, anarchique et agnostique pour l'Occident ?" Quelques réflexions de Stephen Batchelor extraites de son livre The Awakening of the West : The encounter of Buddhism and Western culture (San Francisco, Thorsons, 1995).

Après avoir pratiqué une dizaine d'années dans les traditions tibétaine puis zen coréenne, Stephen Batchelor a notamment été directeur du Collège d'Études Bouddhiques de Sharpham (Grande-Bretagne). Peu connu en France, son audience est cependant importante dans les pays anglo-saxons. Il tente lui-même de penser un bouddhisme à l'Occidentale. Son avant-dernier livre Buddhism without beliefs: A contemporary guide to awakening (London, Bloomsbury, 1997) a suscité de nombreux commentaires voire des controverses dans les cercles bouddhistes américains : il y défendait l'idée d'un bouddhisme agnostique, qui pourrait faire l'économie de la croyance en la réincarnation. Il réside actuellement en France avec sa femme Martine Batchelor, auteure également de plusieurs livres sur le bouddhisme.



Un monde qui accepte une pluralité de perceptions, une réalité contingente dénuée d'une essence, une nature trouble, clivée, insaisissable et indéterminée du moi ainsi que la confusion et l'angoisse qui imprègnent la conscience humaine semblerait aller au bouddhisme comme un gant. Mais cela n'a rien de nouveau. Depuis Schopenhauer, les défenseurs européens du bouddhisme ont toujours été impressionnés par des doctrines conciliables avec leur propre vision du monde. Les disciples de Kant y avaient déjà vu ses idées, de la même façon qu'aujourd'hui les déconstructionnistes y voient les décryptages d'un Jacques Derrida. De la même manière, durant les cent dernières années, les enseignements du bouddhisme ont pu servir à corroborer des conceptions théosophiques, behavioristes, fascistes, écologistes et même celles de la physique quantiques. Le bouddhisme ne serait-il donc qu'un amas exotique d'idées désaccordées, une sorte de "Babylone de doctrines", comme Matteo Ricci le présumait, où chacun y trouverait finalement ce qu'il y cherche ? A moins que ce ne soit une nouvelle illustration de la parabole du Bouddha où des aveugles déclarent tour à tour qu'un éléphant est pour les uns, un pilier, un mur, pour les autres, une corde, un tuyau, selon la partie du corps de l'animal qu'ils palpent.

Il y a autant de figures du bouddhisme qu'il y a de manières de l'appréhender pour un esprit européen bigarré et versatile. A chaque fois, le terme de "bouddhisme" désigne quelque chose de différent. Pour les rationalistes, il s'agit d'un objet de type philologique, dissécable et connaissable. Pour les romantiques, il s'agit d'un objet imaginaire, entièrement pur et bon, qui servira à justifier leur mépris d'un Occident corrompu. Cependant même si les premiers pensent le comprendre et les seconds semblent le connaître, qu'en est-il réellement du bouddhisme ? Rien qui ne soit identifiable. Le dharma n'est pas réductible à "ceci" ou "cela". Figer l'éléphant dans l'espace ou dans le temps revient à le tuer. L'éléphant respire et se meut d'une manière imprévisible.

"Les formes du bouddhisme", écrit le moine et poète Vietnamien Thich Nhat Hanh, "doivent changer de telle façon que son essence demeure inchangée. Celle-ci repose sur des principes vivants qui ne peuvent être formulés d'une façon donnée." On ne peut donc réduire le bouddhisme à un système moral, une philosophie, une psychologie, une religion, une foi, une expérience mystique ou bien une pratique dévotionnelle, une pratique de méditation ou une psychothérapie. Et cependant il peut embrasser tous ces aspects. L'attitude du bouddhisme envers la vie n'est ni rationnelle ni irrationnelle ; fondée ni sur les sentiments, ni sur l'intuition, ni sur les sensations. Pourtant, elle intègre tout cela. [...]

Le bouddhisme est aujourd'hui pratiqué par des Européens en Europe, au sein de communautés relativement permanentes, sous la direction d'enseignants formés dans d'anciennes traditions. Si l'on met à part quelques exceptions notables, cette acculturation a véritablement débuté dans les années soixante avec, d'un côté, le mouvement de bhikkhu theravadin, de rôshi Japonais et de lamas Tibétains qui venaient en Occident, et de l'autre celui de jeunes Européens ou Américains qui se rendaient en Asie. Durant les vingt-cinq dernières années, le nombre de centres bouddhistes s'est considérablement et rapidement accru dans toute l'Europe. Néanmoins, il ne s'agit que d'une période de transition, car, malgré quelques tentatives, le bouddhisme a encore à acquérir son identité distincte, européenne ou occidentale. [...]

Même dans un pays de tradition bouddhiste, pratiquer le dharma relève avant tout d'un choix personnel - cela a peu de sens de se considérer comme bouddhiste par la naissance. Même lorsqu'un tel choix s'exprime par une vie dédiée à la foi, c'est le choix plus que la foi qui a besoin d'être réaffirmé.

Le choix du dharma n'a jamais et ne peut jamais avoir lieu en dehors d'un contexte culturel. [...]. En tant qu'Européen, je ne peux me tenir hors de l'histoire qui m'a créé. Prétendre le contraire serait succomber à une illusion sentimentaliste. Pratiquer le dharma ne consiste ni à rejeter la raison ni à rejeter l'émotion mais à créer un juste milieu entre les deux. De la même façon que je peux respecter et profiter de la clarté d'une analyse de texte rationnelle, je peux tout autant être nourri par la profondeur et la ferveur des émotions. Mais je n'ai plus besoin de définir uniquement le dharma en termes de raison ou d'émotion. Car je me suis abreuvé à une autre source : la transmission orale révélée par des rencontres qui m'a ouvert à d'autres possibilités. Plus que n'importe quoi d'autre, cette transmission vivante, d'une personne à une autre, qui s'oppose à une connaissance livresque, est la marque du dharma qui a pénétré l'Occident.

Nos habitudes mentales, rationnelles ou émotionnelles, sont tellement fortes que même cette rencontre est susceptible de se conformer à certains stéréotypes. Le maître spirituel peut être perçu comme une personne détenant une connaissance ou une autorité illimitées (type rationnel) ou comme s'identifiant à la figure d'un père ou d'un partenaire idéal (type émotionnel). Néanmoins rencontrer le dharma par l'entremise d'une personne demande de faire table rase de ce genre de perceptions. [...]

Les formes que le bouddhisme adopte en tant que religion institutionnalisée dépendent toujours de conditions historiques. Chaque pays d'Asie dans lequel le bouddhisme a pris racine a produit sa propre variante spécifique du dharma, souvent, comme nous l'avons vu, en réponse à des contraintes politiques ou culturelles. S'il doit prendre racine en Europe, un genre d'adaptation similaire aura inévitablement lieu.

Il est impossible de dire comment cela va se passer exactement. Mais le bouddhisme en tant que religion organisée n'a-t-il pas fait son temps ? N'avons-nous pas été témoins tout au long de l'histoire de la défaillance des institutions bouddhiques asiatiques ? Celles-ci étaient toujours prêtes à investir leur autorité au sein de riches et hiérarchisés monastères et temples ; on les a vues souvent compromises moralement par leurs relations avec les gouvernements et les États. Ne pouvons-nous pas imaginer une forme individuée du dharma s'appuyant sur de petites communautés indépendantes d'amitié spirituelle ? Ne pouvons-nous pas envisager un bouddhisme ancré dans notre existence, thérapeutique, démocratique, imaginatif, anarchique et agnostique pour l'Occident ?

De telles transitions vont certainement provoquer des tensions. Bien qu'une tradition bouddhique asiatique puisse voir son implantation en Europe comme une façon de se pérenniser, ses adhérents européens seront peut-être plus motivés par le désir de résoudre leur propre crise spirituelle. Leur fidélité sera peut-être écartelée entre l'obéissance reconnaissante et l'urgence de répondre aux demandes sans précédent de la situation actuelle, ce qu'un enseignant asiatique peut ne pas comprendre. De telles périodes de transition sont propices aux innovations créatives mais aussi aux ruptures douloureuses avec la tradition.

Dire que le bouddhisme est impermanent, insubstantiel et conditionné revient simplement à exposer sa propre compréhension de la nature des choses. Cependant ses enseignements nous mettent continuellement en garde contre la forte tendance à fermer les yeux sur cette réalité. Le danger de réification, c'est-à-dire de considérer une chose comme permanente, substantielle et inconditionnée, a plus de chance de se produire lorsqu'on investit celle-ci d'une suprême valeur. Bien que le locus classicus de cette erreur repose sur la conception d'un moi, la même erreur peut aussi facilement se produire en ce qui concerne le bouddhisme. Au lieu de voir une manifestation particulière du dharma comme étant une tradition spirituelle vivante de possibilités dépendant de conditions historiques et culturelles, on la réifie comme un phénomène existant indépendamment, auto-suffisant et résistant au changement. [...]

Comme tradition, le bouddhisme conservera son identité aussi longtemps que ses pratiquants continueront à centrer leur vie autour du Bouddha, du dharma et du sangha et à affirmer ses principes fondamentaux. Mais la manière dont ces engagements et ces affirmations s'expriment peut largement différer dans le temps et dans l'espace.

Aujourd'hui, la survie du bouddhisme dépend de son habilité continuelle à s'adapter. Il n'y a pas de raison de croire qu'une tradition qui, dans le passé, a réussi à se transplanter d'Inde au Japon ne pourra pas s'adapter de la même manière à l'Europe. Les Européens aiment encore penser à l'Orient comme une sorte de monolithe culturel opposé à un autre monolithe, celui de l'Occident. Ce clivage d'inspiration colonialiste est étrangement encore en vogue. Ce genre de conceptions peut servir à préserver le sens de l'unicité inattaquable de l'Europe, mais elles ne font que créer un obstacle à la transmission du dharma. Les différences entre les cultures indienne et japonaise du XIIIe siècle étaient aussi grandes (ou aussi minimes) qu'entre celles de l'Italie et de la Thaïlande d'aujourd'hui.

S'adapter à un nouvel environnement signifie, pour un organisme, qu'il est contraint au changement. Selon cette métaphore, la pratique du dharma n'a de sens que si une transformation significative se trouve réalisée par le pratiquant. Aussi longtemps que le pratiquant n'est pas touché, le dharma demeure simplement une consolation, une diversion, une fascination ou une obsession.


Stephen Batchelor, The Awakening of the West : The encounter of Buddhism and Western culture, San Francisco, Thorsons, 1995, chapitre 16, pp. 273-279. Reproduction interdite. [Télécharger et imprimer le texte complet au format pdf]


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